Sans trace - CHAPITRE 10

  

Chapitre 10


Vendredi 10 octobre

Durant le premier cours, je ne fais que penser à Daniel et à son histoire avec Charlie. Nicolas s’entêtait à dédramatiser la situation, mais peut-être qu’elle affectait Daniel plus qu’il ne le laissait paraître. Il n’a que douze ans après tout, il vient de débuter le secondaire. Même s’il dégage beaucoup de joie de vivre et qu’il adore déconner, rien ne prouve qu’il est réellement heureux. Si je repense à comment j’ai vécu cette transition entre le primaire et le secondaire, je n’étais pas très heureuse. À douze ans, je me sentais terriblement seule. J’arrivais à l’école secondaire. Mes amies de sixième année étaient allées dans une autre école. Maverick avait quatorze ans. Il était bien adapté, et il avait beaucoup d’amis. En arrivant au secondaire, j’ignorais où était ma place. J’essayais d’avoir l’air sûre de moi devant les autres, mais je me sentais souvent triste et j’avais peur.

Et si Daniel traversait la même crise existentielle que moi? Peut-être que je connais mon frère moins bien que ce que j’aurais cru. Et s'il cachait une réelle détresse derrière son sourire angélique et ses airs moqueurs? Il est bien plus impulsif que moi, ce ne serait pas impossible qu’il ait fugué sur un coup de tête. Si ça se trouve, venir en ville avec nous n’était qu’un prétexte pour s’échapper.

Mais pourquoi serait-il parti avec rien? Ça n'a pas de sens. Pour éviter de réveiller nos soupçons? Ou bien c’était complètement irréfléchi, et aussitôt qu’il est sorti de l’épicerie, il a décidé de tout quitter. Et pour aller où? Il a forcément dû se rendre chez quelqu’un. Il me semble qu’il a d’autres amis que Nicolas. Je devrais aller les voir. En même temps, il est loin d’être aussi proche d’eux qu’il l’est de Nic. Et même de Stéphanie. C'est vrai, si Daniel devait se cacher chez quelqu’un, il choisirait Stéphanie. Pas Nicolas ou un autre élève de sa classe.

Non, ma réflexion n’est pas logique. S’il était allé chez Stéphanie, Josée aurait certainement fini par s’en rendre compte. Il n’aurait pas pris ce risque. Alors, il est peut-être chez quelqu’un d’autre. Il n’a quand même pas pu se cacher quelque part dehors. Je ne vois pas Daniel se réfugier dans la forêt. Certainement pas pendant trois jours.

Le flot de mes pensées s'interrompt par le son de la cloche. Je me lève d’un bond et parcours les corridors à la recherche de Charlie. Je ne sais pas quel cours elle a aujourd’hui alors je n’ai pas d’indices pour la trouver, mais je dois absolument lui parler.

Je ne la croise pas de toute la pause, alors je me résigne et je vais m'installer pour mon prochain cours.

* * *


Après le dîner, je tombe enfin sur Charlie alors que je me rendais aux toilettes. Elle parle dans le corridor avec deux autres filles. En la voyant, je repense à ce que Nicolas m’a raconté. Daniel, empoigné par elle, projeté contre le mur. Les insultes… J’en bouillonne de fureur. Cette peste se pense supérieure car elle s'en prend à des garçons plus petits qu’elle.

Je ne la vois que de loin et je perçois déjà qu’elle dégage beaucoup d’assurance. Elle parle alors que les filles à ses côtés se contentent d’écouter. Charlie porte une grosse veste qui amplifie sa carrure. Ses grosses boucles blondes prennent pratiquement tout l’espace respirable de la pièce.

- Eille Charlie! l’apostrophé-je agressivement en m'avançant vers elle.

Même si elle est plus grande que Daniel, elle reste plus petite que moi. J’espère qu’elle se sentira intimidée.

- Encore toi?

- Qu’est-ce que tu as contre mon frère et ses amis? dis-je une fois rendue à deux pouces d’elle en ignorant son commentaire.

- Rien pourquoi? ricane-t-elle, innocemment.

- Je sais que tu passes ton temps à les harceler.

- Harceler? répète-t-elle en ricanant. On fait juste rire, voyons.

- Prends-moi pas pour une conne.

- Parce que tu n’es pas conne? s'exclame-t-elle faussement surprise.

Ses petites suiveuses rigolent.

- Je veux que tu les laisses tranquilles, est-ce que c’est clair?

- Je fais rien de mal, je te dis.

- Tu les bouscules, tu passes ton temps à les insulter. Tu arrêtes ça.

- T’es au courant de ce qu’ils m’ont fait, balance-t-elle en croisant les bras.

- Oui. Je ne suis pas d’accord avec leur comportement, mais ça ne justifie pas ton attitude qui est rendue de l’acharnement.

- Ton frère, c’est juste un petit con.

Je suis piquée au vif. La voir insulter mon frère aussi froidement me donne envie de briser tout ce qu’il y a autour de moi.

- Et toi, tu n’es pas une petite conne, peut-être?

- Fous-moi dont la paix.

- Pas avant que tu me dises que tu laisseras Daniel et Nicolas tranquilles. Je ne veux plus que tu les touches, ni même que tu les regardes.

- Alors ton frère peut renverser toute sa marde sur moi, rire de ma gueule et moi je ne dois rien dire?

- Sibole, reviens-en! m'impatienté-je. C’est arrivé il y a deux mois.

On se défie du regard quelques secondes. J’essaie finalement de me calmer pour régler ce conflit de façon plus mature.

- Écoute, j’en discuterai avec mon frère. Je suis certaine qu’il comprend la situation et qu’il voudra te présenter ses excuses.

- Tu rêves en couleur, fille. Je ne pense pas que tu reverras ton frère de si tôt. D’après moi, tu peux faire une croix là-dessus.

Charlie me ramène brusquement à la réalité. Les chances pour que Daniel revienne dans ma vie sont de plus en plus minces.

- Bon débarras, conclue-t-elle méchamment.

Elle a trop parlé, cette vache. Je lui lance un regard de feu avant de la pousser contre le mur.

- Okay lâche-la, intervient enfin une des filles.

- Toi ta gueule! lui dis-je en la pointant du doigt et en tenant Charlie par le collet avec l'autre main.

Elle se défait rapidement de mon emprise en arrachant ma main de sur elle.

- Tu es vraiment folle.

- Si vouloir le bien de son frère veut dire être folle, et bien oui, je suis folle.

Je ne sais plus quoi faire avec cette fille. J’ai foncé tête baissée et évidemment, ça n’a rien arrangé. Je tourne les talons sans rien dire.

- C’est ça, bye bye, me renvoie-t-elle derrière moi.

J’ai probablement empiré la situation. Je l’ai clairement mise en colère plus qu'elle ne l’est déjà. Elle voudra s’en prendre à Nicolas plus qu’avant. J’ai vraiment merdé.

Je pars m'enfermer dans une cabine des toilettes. Je vais m’y cacher jusqu'à ce que recommencent les cours.

J’ai à peine le temps de reposer mon esprit que j’entends deux filles entrer dans la salle de bain.

- Je commence à être tannée que les profs reviennent tout le temps sur la disparition de Daniel, déballe l’une d’elles en entrant dans la cabine à côté de la mienne. Ils agissent tous comme si on était traumatisés alors qu'on ne le connait même pas.

J'ignorais que les professeurs abordaient la disparition de mon frère. Les miens n’en parlent pas, eux. Ce doit être parce qu’ils m’ont comme élève. Probablement qu’ils évitent d’aborder le sujet pour ne pas me bouleverser. Par contre, à ce que j’entends, ils ne se gênent pas pour parler de Daniel quand j'ai le dos tourné. Qu’est-ce qu’ils disent exactement? Enfin, peu importe comment ils abordent le sujet, ça semble agacer les élèves. Ou du moins, cette fille, particulièrement.

- Genre! Comment ils veulent qu’on se sente investi par la disparition d’un petit de secondaire un? ajoute l'autre fille sur un ton dédaigneux.

Ça me blesse de les entendre parler aussi froidement de mon drame personnel. Je comprends que pour beaucoup d’entre eux, la disparition de Daniel peut ne pas être la plus grande des préoccupations. J’avoue qu’on peut difficilement se sentir touché dans le drame d’une personne que l’on ne connaît pas. Mais tout de même, ces filles ne sont pas obligées d’être aussi méprisantes. Même si elles ne connaissent pas Daniel, il est un être humain qui mérite d’être traité avec respect.

- C’est dommage que ça ne soit pas arrivé l’année passée. J’en aurais profité pour réconforter Maverick, dit la première fille sur un ton langoureux.
Cette pétasse a un faible pour mon frère? Elle n'est tellement pas son genre. Bon, je ne lui vois pas le visage, mais juste par sa voix et ses propos, je sais que Maverick ne serait jamais intéressé par cette fille.

- Oh le beau Maverick, l’agace son amie avec complicité. Tu lui dirais des trucs du genre « Mon beau chou, comme tu dois être dévasté d’avoir perdu ton petit frère. Viens avec moi, je vais te réconforter. »

- Drette ça! rit-elle en sortant de la cabine. Mais il est au cégep maintenant. Il est un peu loin pour que je puisse lui apporter mon réconfort.

- Tu devras te rabattre sur Lisa, hahaha!

- Ark, elle m’a toujours énervée celle-là, avec ces airs de petite diva.

Sa remarque me fait l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Pour qui elle se prend de me dénigrer comme ça? Je ne la connais même pas. Je suis déjà fragile en ce moment, je n’ai pas d'énergie à perdre à me faire juger gratuitement.

- Ça ne m'étonnerait même pas qu’elle ait enfermé son frère quelque part pour avoir de l’attention.

La fille qui trippe sur mon frère prend une voix ridicule et s’exclame :

- Mon petit frère a disparu, ayez pitié de moi!

Comment peuvent-elles avancer une chose pareille? Je n’ai jamais cherché la pitié. Elles se pensent cool de parler dans mon dos comme ça. Je sens qu’elles vont ravaler leurs bas. Je sors en trombe de la cabine en prenant le temps de bien les fixer froidement dans les yeux. Elles ne s’attendaient visiblement pas à me voir là. Leur expression de malaise vaut de l’or. Je m’avance à leurs côtés pour me laver les mains, comme si de rien n’était. Je me place devant la fille qui trippe sur Maverick pour m’essuyer les mains. Je crois qu’elles retrouvent leurs capacités cognitives car elles se décident enfin à quitter la salle de bain. Toujours dans un silence complet.

J’ai usé toutes mes forces pour avoir l’air sûre de moi, mais maintenant qu’elles sont parties, je retourne m’enfermer dans la cabine et je fonds en larmes.

Après m’être calmée, la cloche m’indique que mon cours de math débute dans cinq minutes. Je m’y rends avec la même démarche qu’un zombie. Je me laisse choire sur une chaise au fond de la classe. Je n’ai pas l’énergie de m'embarquer dans des mathématiques, mais je n’ai pas le choix.

Nadia arrive et s'assoit au bureau à côté du bien.

- Ça va? me demande-t-elle en remarquant mon visage de zombie.

- Tu crois qu’il a fugué?

Elle me regarde, incrédule. Elle sait que je parle de Daniel, évidemment.

- Qu’est-ce qui te fait croire ça?

Je hausse les épaules.

- Plein de choses… je ne sais pas. J’apprends des trucs sur Daniel que je ne connaissais pas. On dirait qu’il n'était pas aussi heureux qu’il le laissait paraître. Et je me mets à imaginer toutes sortes d’affaires. Je ne sais plus quoi penser.

- Daniel n’aurait pas fugué comme ça. Je crois que tu as tellement besoin d'explication que tu vas finir par te perdre dans des réflexions.

- Je sais, dis-je en passant mes mains dans le visage. Je disjoncte complètement.
- Ce n’est pas ce que je dis, se reprend-t-elle. C’est normal. Tu as besoin d'explications. Rester dans l'inconnu comme ça, ce n’est pas supportable.

La cloche se fait entendre, ce qui coupe court à notre conversation. Cette satanée cloche m’emmerde. Elle dicte nos faits et gestes alors que j'aurais bien eu besoin de parler avec Nadia encore un peu. Elle me comprend et sait quoi dire pour me rassurer. Je l’observe sortir ses cahiers et son coffre à crayons. Je l’aime tant. Je n'aurais pu avoir meilleure amie.

* * *


Joséphine, notre professeure de mathématiques, nous laisse la période pour avancer les documents de révision en vue du prochain examen. Je galère un peu, les maths ne sont pas ma matière forte.

- Lisa?

Je sursaute en remarquant que ma professeure se tient tout juste devant mon bureau. Même si elle a chuchoté mon nom, j’ai frôlé la crise cardiaque tellement j’étais concentrée dans mes exercices.

- Désolée, je ne voulais pas te faire peur. Tu pourras venir me voir après le cours? J’aimerais te parler.

- Oui, okay.

Elle me sourit puis retourne à son bureau. J’aimerais te parler. Cette phrase ne présage jamais rien de bon.

Comme promis, à la fin du cours, je vais la rejoindre à son bureau.

- Salut Lisa. Je voulais te parler de l’examen qui s’en vient. Comme tu le sais, c’est la semaine prochaine. Mais avec ce qui se passe avec ton frère, j’imagine que tu ne dois pas avoir la tête à étudier. Je voulais savoir si tu te sentais prête. Si jamais tu ne te sens pas en forme, je peux te le faire passer plus tard.

- Oh c’est gentil, mais ça va aller, dis-je sur un ton que je veux confiant. Avec les documents de révisions qu’on fait depuis des jours, je devrais être correcte. Je vais continuer d’étudier en fin de semaine et je vais être prête. T’en fais pas.
Elle m’accorde un sourire compatissant avant de conclure :

- Bien, alors. Je suis contente que ça continue de bien se passer pour toi à l’école. Mais si ça devient trop dur, n’hésite pas à m’en parler et on trouvera un moyen de s’ajuster.

- D’accord, merci beaucoup. Mais ça ira.

Joséphine hoche la tête.

- Est-ce que je peux te demander comment ça se passe à la maison? Comment tu vis cette situation?

- Pourquoi tu veux savoir ça?

- C’est important pour moi, le bien être de mes élèves. Ce que vous vivez, ta famille et toi, c’est une tragédie et je veux m'assurer de comment tu vas.

J’apprécie énormément que ma prof se soucie de moi. Cependant, je ne vois pas trop comment je pourrais me confier à elle. Bien qu’elle soit une de mes profs préférées, je ne me verrais pas lui balancer tous mes états d’âme, comme ça, à son bureau. Comment réagirait-elle si je lui faisais part de mon énorme sentiment de culpabilité qui me ronge depuis trois jours? De mon père qui est si distant et froid? De mon frère qui semble sur le point d'exploser à tout moment? De ma mère qui pleure tout le temps et que je soupçonne de ne pas dormir une minute? De Stéphanie et de sa profonde tristesse qu’elle garde pour elle? Des images lugubres que mon esprit forme à propos de Daniel? Je me verrais encore moins lui parler de ces pétasses qui parlent dans mon dos aux toilettes, ni de mon altercation avec Charlie. Je n’ai pas envie d'attirer l’attention encore plus que maintenant. Des plans pour que ces filles manifestent encore plus de haine envers moi. Aussi bien répondre à la question de Joséphine le plus brièvement possible.

- C’est pas facile, finis-je par dire tout simplement.

- J’imagine. Je suis triste que les événements se soient déroulés de cette façon. La vie peut être vraiment injuste des fois.

Je hoche la tête. Je ne peux pas être moins d’accord.

- Je vous souhaite tout le courage du monde et que ton frère soit retrouvé le plus rapidement possible.

- Merci Joséphine.

Elle me sourit tristement puis ajoute :

- Si tu ressens le besoin de parler, n’hésite surtout pas à venir me voir.

- Merci, répété-je. Bon, à la semaine prochaine.

- Oui, bon week-end Lisa.

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