Ta délivrance, ma souffrance - CHAPITRE 30

   

30. Pink Water


Juillet

Je suis en route vers le cimetière avec Flavie. Depuis trente minutes nous bavardons sans cesse.

Suite à ma séance avec Agathe où elle me conseillait de retourner au cimetière, je me suis élaborée le plan d’une mini-cérémonie personnelle. J’avais cependant besoin de quelqu’un pour venir avec moi. Pas seulement pour faire office de taxi mais surtout, je voulais avoir une présence rassurante près de moi lors de cette journée. J’ai demandé à Flavie si elle voulait être cette accompagnatrice.

- Bien sûr, m’a-t-elle répondu. Quand est-ce que tu voudrais qu’on fasse ça?

- Un moment donné cet été. On regardera pour une journée où ça nous adonne toutes les deux.

- Parfait. Ça me fera plaisir de t'accompagner.

- Merci Flavie!

- Il n’y a pas de quoi. Je suis toujours partante pour te mettre sous le nez que j’ai le permis, a-t-elle plaisanté.

J’ai éclaté de rire et je l’ai prise dans mes bras.  

Nous voilà donc en cette chaude journée de juillet, en direction de la ville natale de Mathias pour que je puisse me recueillir là où il repose.

- C’est ici, annoncé-je à Flavie en voyant le cimetière.
Sa voiture tourne au coin de la rue et entre dans le stationnement du salon funéraire.

- Te souviens-tu où se trouve sa pierre? me demande-t-elle en fermant le moteur.

- Oui, à peu près. Est-ce que ça te dérange si j’y vais seule?

- Ben non, rit-elle. Je me doutais bien que tu ne voudrais pas que je reste plantée à côté de toi. J’avais pensé marcher dans le cimetière en attendant.

- Haha okay. Ça devrait me prendre une demi heure.

- D’accord, acquiesce-t-elle. On se rejoint à l’auto dans trente minutes, alors.

Nous sortons de la voiture et partons chacune de notre côté. Mon sac sur le dos, je parcours le chemin menant à l’endroit où mon ami d’enfance a été mis en terre il y a maintenant huit mois.

Après quelques secondes à fouiller un peu, je trouve enfin sa pierre. En dessous du nom de son grand-père est gravé celui de mon vieil ami :

Mathias Renaud
       2006 - 2022


Le soleil tape fort. Pas l’ombre d’un nuage en cette journée d’été. Je sors mon téléphone et mets Pink Water d’Indochine. Je sors de mon sac mon haut parleur portatif et je le dépose soigneusement sur la pierre tombale. Je range mon téléphone dans ma poche arrière pendant que la chanson retentit. J’ai choisi cette chanson car elle transmet un message des plus symboliquement pertinents. Je l’écoute ici, comme si Mathias s’adressait à moi. Je l'imagine arriver derrière moi et me prendre dans ses bras par surprise.  

 Je me trouve là, droit debout devant la pierre tombale, les mains dans les poches de mon short noir, vêtues de mon t-shirt à rayures et de ma casquette.

Tu ne dois plus reconnaître la petite princesse que tu as connue.

Pink Water est une chanson magnifique. Je me laisse bercer par sa douce mélodie et son texte significatif.

Une fois la chanson terminée, je m’assoie dans l’herbe et fixe le nom de Mathias Renaud gravé dans la pierre. J’y passe les doigts pour sentir la texture.

- Salut Math. Bon, par où commencer? Qu’est-ce que j’ai envie de te dire exactement? Hum… dernières nouvelles, j’ai terminé mon secondaire. Chose que toi tu ne finiras jamais. C’est triste quand je réalise que tu ne vivras plus rien. C’est dur d’imaginer que c’est même toi qui as fait ce choix.

Après quelques secondes d’hésitation, je continue sans trop savoir où mon discours me mène.

- J’ai un travail aussi. Je fais le ménage dans un salon funéraire. C’est cool hein? Depuis ton départ, le deuil est devenu un sujet très important pour moi. Je suis encore en réflexion mais je me dis que ma place est peut-être parmi les croquemorts.

Je rigole.

- Bon, ce n’est pas le vrai terme, je blague, mais sérieusement, je me vois peut-être travailler dans ce domaine. J’ai longtemps voulu aider les gens psychologiquement. Si je peux aider les personnes en deuil et les accompagner dans leurs préparatifs pour rendre hommage à leurs disparus, je pense que ça me comblerait. Je ne me suis pas sentie assez accompagnée dans mon deuil alors j’aimerais être là pour ceux qui vivront des épreuves similaires à la mienne. Parce que oui, ton départ m’a vraiment bouleversée. Je tiens cependant à te dire que je ne t’en veux pas pour la tourmante que ton suicide a créée chez moi. Je ne t’en veux plus à vrai dire. Je mentirais si je disais que je n’ai pas été fâchée contre toi. J’ai passé à travers une insupportable période d'incompréhension. Je dois vivre avec le fait que je ne comprendrai jamais complètement ton geste. J’aurais aimé savoir ce que tu vivais mais c’est impossible. Tu n’es plus là pour me parler. J’ai été en colère contre le monde entier et surtout contre toi. Mais je ne suis plus fâchée. Je sais bien que tu étais enseveli par une profonde détresse que je ne peux même pas imaginer. Une détresse qui empêche de voir que la lumière est présente malgré tout. Qu’il est toujours possible de se sortir de la misère. Je sais que pour les gens comme toi, aller chercher de l’aide paraît impossible. Moi-même qui ne suis pas suicidaire, j’ai eu beaucoup de difficulté à en demander. La dépression est une pute. Je suis vraiment désolée que tu aies été pris avec ça.

Je me remémore les moments où j’ai pensé très fort au suicide cet hiver. Est-ce que ça fait de moi une personne suicidaire en fin de compte?

- Je dis que je ne suis pas suicidaire mais j’ai tout de même traversé une période très sombre cette année. Tu m’as fait réaliser que le suicide est une chose tout à fait accessible. J’ai eu envie de suivre le même chemin que toi. J’ai songé à en finir. Par contre, au fond de moi, je savais que je ne voulais pas réellement me suicider. Malgré toutes les idées noires qui peuvent me traverser l’esprit, je ne veux pas mourir. La vie a trop de belles choses à offrir. Je sais que c’est cliché mais c’est vrai. Si je meurs, je ne pourrai plus jamais lire de livres, plus jamais manger de Nutella, plus jamais écouter de films d’horreur, plus jamais passer du temps avec ceux que j’aime… J’ai envie d’avoir mon permis de conduire, de visiter des pays, de continuer mes études, de perdre ma virginité, et il y a tellement d’autres choses qui méritent d’être vécues. Alors même si la vie peut être vraiment difficile, je ne veux pas mourir.

Je m’arrête quelques secondes. Je prends le temps de sentir la chaleur du soleil sur ma peau.

- Tu sais quoi, Math? Tu as détraqué mon cerveau. À cause de toi je ne peux même plus voir des scènes de pendaison dans les films. Ce sujet est devenu une source d’angoisse chez moi. C’est bizarre, non? Mais ça va, je ne t’en veux pas.

Je prends soudainement conscience du fait que je parle toute seule dans un cimetière. Connaissant Mathias, je suis certaine qu’il se moquerait de moi. Je souris ironiquement et je lance :

- Je te vois bien me dire « tu parles à un morceau de granit espèce de conne ». Ouais ben j’ai besoin d’un visuel, je suis comme ça. Et puis c’est tout ce que j’ai. J’aimerais bien parler à un être humain mais tu es mort alors tu es mal placé pour parler.

Je m’arrête à nouveau. Je me remémore plusieurs moments passés avec Mathias.

- Je vais toujours chérir nos souvenirs d’enfance. J’ai passé une belle période de ma vie avec toi. Je t'avoue que j’aurais aimé qu’on reprenne contact et qu’on poursuive cette amitié. Puisque nous sommes plus vieux, on aurait pu développer un lien encore plus fort que lorsque nous étions enfants. Je ne te l’ai jamais avoué mais j’ai toujours été émerveillée par ta personne. Tu n’as pas idée à quel point je te trouvais beau. Enfant, je te trouvais parfait, bon dans tout. C’est ridicule mais je t’idéalisais. Peut-être que ça t’aurait fait du bien si je t’avais dit ça de ton vivant. Je suis désolée, c’est maintenant que je te le dis. Je t’admirais beaucoup.

Je m’adosse à sa pierre tombale et ne dis plus rien pendant plusieurs longues minutes. Comme si le simple fait de sentir la présence de Mathias à mes côtés était suffisant.

Je finis par me retourner. Je touche du bout des doigts les années marquées en dessous de son nom. Les gens qui s’arrêteront devant cette pierre tombale constateront le faible écart entre l’année de naissance et celle de la mort. Mathias a eu une si courte vie.

- Je t’aime Math. Tu resteras éternellement dans mon cœur. Tu as décidé de partir mais je te demande une dernière chose : accompagne-moi. Moi je continuerai d’avancer dans la vie, dans ses difficultés et ses incertitudes. Puisque toi tu as décidé d’abandonner le projet, je te demande de rester avec moi et de m’aider dans mon parcours. Tu me dois bien ça.

Je souris à la pierre tombale comme si je souriais à Mathias. À cet instant, le vent se lève. Sa fraîcheur me caresse le visage, ce qui me fait du bien en cette journée caniculaire.

- Merci Math. Je compte sur ton soutien.

Je me lève, prends mon haut parleur et le mets dans mon sac. Juste avant de me retourner pour partir, j’adresse ces derniers mots :

- Je t’aime Mathias.

Sur ce, je tourne les talons et vais rejoindre la voiture de Flavie.

J’ai peur mais je suis prête, Math. Je suis prête à m’embarquer dans la vie et te savoir près de moi m’encourage à avancer.


 

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