Ta délivrance, ma souffrance - CHAPITRE 25

 25. My Body is a Cage

Avril

La scène du film que j’ai vu avec Flavie continue de me hanter. Je ne comprends pas pourquoi ce passage refait sans arrêt surface dans ma tête. Je commence d’ailleurs à imaginer Mathias à la place de Ben. Chaque fois que cette pensée surgit, j’essaie de la refouler aussitôt qu’elle apparaît mais elle finit toujours par revenir tôt ou tard.

Aujourd’hui, j’étais en classe et mon cerveau s’est mis à imaginer Math. Il installait une corde et se l’est mise autour du cou. Je n’ai pas réussi à chasser ce morbide scénario à temps. Pendant une fraction de seconde, j’ai vu mon ami agoniser, impuissant au bout de la corde. J’ai eu un goût de vomi dans la bouche. Je paniquais en silence à mon bureau pendant que l'enseignant racontait je ne sais quoi.

Je ne comprends pas pourquoi je me mets à imaginer Mathias dans cette situation. Je me sens déséquilibrée. Qu’est-ce qu’il lui prend à mon esprit?

J’ai besoin de m'oxygéner le cerveau. J’empoigne mon coupe-vent et mon téléphone.

- Je vais marcher, lancé-je à ma mère sans la regarder en prenant la poignée.

- Vas-tu aller sur la grande route?

Je m’arrête avant d’ouvrir la porte. Mais c’est quoi cette question?

- Pourquoi? Je sais pas.

- Il est tard. C’est dangereux dans la noirceur. Les autos ne te verront pas. Tu devrais apporter une lampe de poche ou une lampe frontale.

Elle m’exaspère. Ma mère a peur que je me fasse frapper par une voiture mais que je me fasse frapper par une dépression ça lui passe dix pieds au dessus de la tête.

- Non mais je vais pas marcher au milieu de la rue, hein!

Elle fait un de ses regards sceptiques mélangé à une pointe de mépris, signifiant qu’elle me trouve conne. Elle finit par dire :

- Bien vas-y, mais c’est pas prudent…

- Okay bye.

Je sors et me fonds dans la noirceur du soir. J’ai enfin l’impression de respirer. Seule dans le noir, je suis à l’abri de tout être humain. Je m’isole davantage du monde extérieur en mettant mes écouteurs dans mes oreilles. Je pars My body is a cage de Peter Gabriel.

Même si un nuage de tristesse me suit constamment, je me sens presque bien à marcher seule dans le noir, accompagnée de cette chanson doucement tragique.

Le temps s’est réchauffé. Pas besoin de tuque ni de foulard. Mon simple coupe-vent fait le travail.

Au départ des violons dramatiques, je baisse mes écouteurs et j’écoute le silence du soir. Je continue ma marche sans musique.

Je repense à ma mère et je commence à me sentir agacée.

« C’est dangereux dans la noirceur. Les autos ne te verront pas. »

Pfff… qu’est-ce que tu dis de ça maman?

Je me dirige dans le milieu de la voie. Qu’est-ce que ça peut bien faire? Il n’y a pas de voitures à cette heure-ci. J’aligne mes pieds sur la ligne jaune de la route. Marcher ainsi dans le noir, au centre de la rue, me procure un semblant de sentiment de puissance dans ma misérable vie.

Des phares apparaissent au loin. Ouuuh quel danger! Je ne sais pas si je vais réussir à me tasser sur le côté avant que je sois violemment percutée par la voiture. Qu’est-ce que ça pourrait bien faire que je meure frappée par une auto? De toute façon, même si je restais au milieu, le véhicule ne va pas assez vite pour me tuer.

Dommage.

Je me déplace sur le côté, la voiture passe devant moi et disparait dans le noir comme elle est apparue. Je me repositionne au centre de la route. Elle est grande et vide sans toute la circulation du jour. Je décide de m’étendre par terre sur la ligne jaune. Aucune voiture ne se pointe. Je baigne au milieu de cette tranquillité qui grouille de mouvements en temps normal.

Une chance que tu ne me vois pas maman. Tu prendrais tes airs de scandalisée si tu me savais couchée au milieu de la rue.

J’observe le ciel. Il n’y a pas d’étoiles ce soir. Que de nombreux petits nuages collés les uns aux autres. Une lueur orangée derrière de gros nuages à l’horizon indique la présence d’une lune magnifique qu’on ne verra pas ce soir.

* * *


Je me sens fêlée, détraquée. Pourquoi cette vision me hante-t-elle? Mon cerveau n’arrête pas d’imaginer Mathias se pendre. Pourquoi mon esprit s’entête-il a visualiser ce cauchemar? Je suis complètement disjonctée, je suis FOLLE.

Assise sur son fauteuil devant moi, Agathe me fixe, comme si elle arrivait à entendre les insultes que je me crie dans ma tête.

- Je te trouve silencieuse aujourd’hui, finit-elle par dire.

- Ouais, réponds-je sur un ton mal assuré. En fait, j’aimerais continuer avec le sujet de la dernière fois.

Elle me sourit.

- Peux-tu rafraîchir ma mémoire s'il-te-plait?

Je baisse la tête. Évidemment, après une semaine, c’est clair qu’elle n’allait pas se rappeler de tout.

- Dans le fond, je ne comprends pas pourquoi je suis à ce point troublée par la pendaison. C’est la question que je me suis posée cette semaine et je ne trouvais pas de réponse.

- De quelle manière cette question se manifestait dans ton esprit?

Comment dire que Mathias n’arrête pas de se pendre dans ma tête?

- Ben, j’y ai pas pensé en profondeur mais je me posais simplement la question.

Le silence se réinstalle entre nous. Agathe me dévisage comme si elle cherchait au plus profond de mon être une meilleure réponse. Je n’ose pas dire que je m’imagine sans cesse Mathias se suicider car ça fait de moi la pire des cinglées.

Je fini par ajouter :

- Je trouvais ça illogique, je me trouvais bizarre.

- Dis-m’en plus sur le fait que tu te trouvais bizarre.

- J’inspire profondément.

- C’est comme si je m’appropriais un drame qui ne m'appartient pas, on dirait que je veux chercher l’attention. Que je cherche la pitié genre « regardez-moi comme je suis fragile ». C’est pas logique, je ne devrais pas ressentir ce genre de tourment. Ce n'est pas moi qui ai trouvé le corps et Mathias ne partageait même pas mon quotidien. On a déjà été proches mais ça faisait des années qu’on ne l’était plus. Donc, je devrais juste oublier tout ça. C’est insensé que la pendaison me perturbe autant mais elle fait toujours irruption dans mon esprit.

- De quelle manière elle fait irruption?

Je crois que je n’ai plus trop le choix de lui dire. Math, sort de ma tête.

- Si ce n’est pas la scène du film en tant que telle qui me vient en tête… c’est Mathias que je vois.

Le regard d’Agathe s'attriste.

Argh! Voilà ce que je voulais exprimer quand je dis que j’ai l’air de chercher l’attention. Je ne mérite pas ce regard de sympathie. Même si je dois avouer qu’il me fait chaud au cœur.

- Arriverais-tu à me dire ce que tu vois exactement? me demande-t-elle avec douceur.

L’angoisse s’empare de moi à nouveau.

- Je le vois se… Il s’installe pour…

Je ne peux pas être obligée de prononcer le mot. Je sens mon cœur défoncer ma poitrine.

- Non, je... ne peux pas te le dire, bégayé-je, essayant de chasser l'image de Mathias qui veut revenir. Je n’arrive même pas à me décrire moi-même ce que je vois parce que ça fait trop mal. Je fais tout pour l’ignorer alors te le dire comme ça, à voix haute, c’est juste impossible.

Elle hoche la tête avec empathie et compréhension.

- Peux-tu me dire comment ça te fait te sentir?

- Angoissée. Ouais, c’est pas mal le mot le plus juste.

- C’est difficile d’avaler le fait que Mathias se soit imposé une telle violence, soulève-t-elle.

- Oui, totalement. Mais pourquoi? Je devrais être passée par-dessus ça depuis longtemps.

- Qu’est-ce que ça fait de toi que tu ne sois pas déjà passée par-dessus?

- Une névrosée qui cherche la pitié, dis-je avec dédain.

- Tu penses que ça ne serait pas normal d’être marquée par le geste qu’a posé ton ami?

Sa question me percute pleinement. Agathe est-elle en train de me dire que c’est normal ce que je ressens? Être marquée par le geste de Mathias n’aurait rien d’irrationnel?

- C’est que je suis vraiment sévère envers moi-même, tenté-je comme réponse.

Elle me répond avec un air presque amusé.

- Je suis d’accord.

Alors c’est bien ça? Je ne me donne seulement pas le droit d’être… traumatisée. Non, quand même. Ce mot semble bien trop fort.

- Okay mais c’est quoi mon problème exactement? Je suis marquée par ce qu’il a fait, oui, mais pourquoi la pendaison dans les films m’amène presqu’à la crise d’angoisse et pourquoi mon esprit visualise malgré moi les dernières minutes de la vie de Mathias? C’est pas un peu excessif?

Agathe se repositionne sur son fauteuil et s’avance vers moi comme pour prendre le temps de bien formuler sa réponse.

- Tout le monde vit son deuil à sa façon, tu sais, me dit-elle de manière réconfortante. Les décès brusques comme celui de Mathias sont propres au développement de traumatismes puisqu’ils sont très violents et inattendus. Avec ce que tu me racontes, ce que tu vis se traduirait par un trauma affectif.

Mes yeux s’écarquillent à la mention de ce terme que j’entends pour la première fois.

- Qu’est-ce que ça te fait quand je te dis ça? ajoute-t-elle.

- Que tu mettes des mots sur ce que je ressens me fait me sentir un peu moins folle.

Elle me sourit.

* * *


Trauma affectif.

Entendre Agathe sortir des termes de psy qui me concernent m’enlève une certaine pression. Mais je trouve quand même que « traumatisme » est un mot trop gros pour moi. Peut-être que c’est un travail que j’ai à faire tranquillement avec Agathe ; accepter le fait que j’ai une part de vulnérabilité?

Je sors de son bureau et ma mère est déjà là, à m’attendre dans sa voiture. Son horaire a été modifié il y a à peu près deux semaines. Depuis qu’elle ne travaille plus les lundis soirs, elle s’est portée volontaire pour venir me chercher après mon rendez-vous. J’ai accepté avec plaisir, étant lassée de marcher une heure toutes les semaines.

- Ça a bien été avec Agathe? m'interroge-t-elle au moment où je m'assois sur le siège passager.

- Oui.

Elle n’a pas vraiment bronché quand elle a appris que je voyais une psychologue. Elle ne m’a pas demandé ce qui m’a poussé à consulter. J’ignore si elle se doute que c’est à cause de Mathias.

J’observe ma mère qui est concentrée sur sa conduite. J’apprécie beaucoup qu’elle ne soit pas le genre de parent qui me demande de quoi j’ai parlé avec ma psychologue. Sérieusement, je trouve débiles les parents qui s'immiscent dans la thérapie de leur enfant. Ce n'est pas du tout de leurs affaires. Malgré tout, j’ai l’impression qu’elle s’en fout. Peut-être que c’est moi qui l’imagine mais quand elle me demande si ça a bien été, je le sens comme si ce n’était que par politesse et qu’en réalité, ma thérapie ne l’intéresse pas.

Maman, si tu savais comme j’aimerais pouvoir briser toutes mes barrières face à toi. Si tu savais tout ce qui se passe dans ma tête, tout ce que je ressens, ce que je vis.

Sur le chemin qui mène à la maison, nous passons devant le salon funéraire de la ville. Je ne l’avais jamais vraiment remarqué avant d’aller aux funérailles de Mathias. Pourtant, je crois que c’était là qu'ont eu lieu les funérailles de mon grand-père quand j’étais petite. Je me rappelle qu’Edward, Emma et moi étions fascinés de voir notre grand-père dans son cercueil. Je revois Edward, penché sur notre grand-père, à l’observer minutieusement et dire : « On dirait qu’il dort ».

- Maman? lui demandé-je en me tournant vers elle. Est-ce que c’était dans ce complexe funéraire qu’on avait fait les funérailles de grand-papa?

- Oui, c’était là.

- Avais-tu apprécié le service?

- Oui, affirme-t-elle. Toute l’équipe était superbe. Des gens généreux, respectueux.

Ça me fait sourire.

- Est-ce que tu penses encore à ton père parfois?

Les traits de ma mère s’attendrissent.

- Pas mal toutes les semaines, m’avoue-t-elle sans quitter la route des yeux. J’ai souvent une pensée pour lui ici et là, des souvenirs qui m’apparaissent.

J’ai chaud au cœur de l’entendre afin se confier à moi.

- C’est drôle que tu m’en parles, poursuit-elle le sourire aux lèvres. J’ai rêvé de lui la nuit dernière.

- Ah oui? m'exclamé-je avec curiosité. C’était quoi ton rêve?

- On était chez ma mère. Toute la famille était là. Mon père était assis dans son fauteuil habituel et il a dit « ça fait du bien de revenir ». Tout le monde agissait comme si sa présence était normale.

- Et les petits-enfants, on avait vieilli ou on était aussi jeunes qu’à l’époque de sa mort?

- Il me semble que vous aviez l’âge que vous avez actuellement.

- C’est un beau rêve, souris-je tendrement.

Ma mère m’a très rarement parlé de mon grand-père. Je m’accroche à cette ouverture qu’elle vient de m’offrir. Pourrais-je un jour lui dévoiler toute la peine que je vis depuis la mort de Mathias?

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