Ta délivrance, ma souffrance - CHAPITRE 24
24. Tornado
Avril
Cette nuit, je me réveille avec une forte impression d’étouffer. J’ai dormi sur mes bras et celui de droite est particulièrement engourdi. J’arrive à peine à le bouger. Je mourais de froid quand je me suis couchée mais à présent, mon chandail de laine me fait suffoquer de chaleur. En panique, je tente tant bien que mal de l’enlever mais je me mêle dans mes couvertures, mon bras droit ne veut pas m’obéir et les nombreux picotements qui sont le signe du dégourdissement me donnent l'impression que mon bras va tomber.
J’arrive enfin à me débarrasser de mon chandail de laine, je le lance à l’autre bout de ma chambre. Ma respiration est ridiculement trop forte et trop rapide mais j’essaye de retrouver un rythme normal.
Couchée sur le dos, j’arrive enfin à respirer normalement. Les yeux ronds, je fixe le plafond mais je ne le vois pas car il fait complément noir dans ma chambre. Les images de mon rêve restent dans mon esprit et mon cœur se sert à un tel point qu’il pourrait imploser.
Je regarde l’heure sur mon téléphone ; quatre heures trente-quatre. Je commence à en avoir assez de cauchemarder toutes les nuits. Je pourrais peut-être en parler à Agathe. Non. Mauvaise idée. Agathe a beau avoir une écoute exceptionnelle, je ne pourrais pas dire que j’ai vu Mathias pendu pendant mon sommeil. Le dire à voix haute rendrait l’image concrète. Je préfère nier ce rêve et ne plus jamais avoir à imaginer Mathias dans cet état.
Je suis dégoutée, j’ai transpiré abondamment cette nuit. Comment est-ce possible de suer autant en dormant? L’intérieur de mes coudes est mouillé, mon pyjama est collé à moi. Mon bras prend du temps à dégourdir, c’est si désagréable comme sensation.
* * *
À la fin de la journée, je monte dans l’autobus de Flavie. Ce vendredi soir est la soirée cinéma que nous avions planifiée. Ça me fait du bien de ne l’avoir que pour moi. Sans mon frère, ni Rose, ni William. Je me sens bien avec elle, à cet instant précis.
- Salut maman, s'écrit Flavie lorsque nous entrons dans sa maison. Je te présente Sarah.
- Bonjour Sarah, me dit-elle en s’approchant de l’entrée. C’est un plaisir de te rencontrer.
- C’est un plaisir aussi, lui réponds-je en enlevant mon manteau.
Je peux affirmer que Flavie ressemble à sa mère. Elle est une belle femme, rousse comme sa fille.
Une petite fille d’environ cinq ans débarque dans la pièce.
- C’est qui elle? demande l’enfant en me pointant du doigt.
- C’est mon amie Sarah. Sarah, je te présente ma petite sœur, Marie-Félix. Elle est fatigante mais je l’aime.
- Salut Marie-Félix, dis-je en m’adressant à l’adorable petite fille.
Elle me répond par un mignon « allô » puis elle va jouer sur le tapis du salon.
Suite aux présentations, Flavie m’amène directement au sous-sol. L’endroit est chaleureux.
- Voilà mon havre, présente-t-elle. J’ai mon salon, ma salle de bain et ma chambre au fond.
- C’est génial. Tu dois être bien ici.
- Vraiment. Quand ma sœur est née, ma mère et mon beau-père m’ont proposé d’avoir ma chambre au sous-sol. Au début, j’avais l’impression qu’ils voulaient se débarrasser de moi. Mais j’ai réalisé que c’était pour me donner mon espace. Et puis maintenant j’adore ça.
- Je suis jalouse, ris-je.
Flavie rit à son tour.
- Installe-toi confortablement.
Je fais comme elle dit, je m’insère dans un coin du divan. Elle se jette à son tour à côté de moi puis je poursuis notre conversation sur sa famille.
- Du coup, ta mère a eu un autre enfant avec son nouveau chum?
- Ouais.
- Et ton père, il a fait la même chose?
- Non. Il a une blonde mais ils n’ont pas fait d’enfants.
- Est-ce que tu t’entends bien avec sa conjointe?
- Oui. Ça fait longtemps qu’ils sont ensemble alors elle est comme une deuxième mère.
- Ah ben tant mieux. Je me demandais ce que ça faisait de vivre dans une famille recomposée.
Est-ce que mon père se trouvera une nouvelle conjointe? Aura-t-elle des enfants? Les aimera-t-il plus qu’Émile et moi? Rassure-moi Flavie. Dis-moi que ça se vit bien avoir des parents divorcés.
- Je t’avouerais que ça me fait chier de partir toutes les semaines alors que ma sœur reste avec ses parents tout le temps, explique mon amie. Parfois, j’ai l’impression que je fais partie de la famille qu’à moitié.
- Oh. Je n’avais pas réalisé, dis-je, désolée. Tu as comme l’impression de manquer quelque chose quand t’es pas là?
- Ouin.
- As-tu pensé n'habiter que chez ta mère? lui proposé-je.
- Oui, j’y ai pensé mais je suis bien chez mon père aussi. Probablement quand je commencerai le cégep, je m'installerai définitivement chez ma mère. Je suis quand même rendue à dix-sept ans. J’ai beau aimer mes deux familles, vivre dans des valises, j’en ai vraiment plein le cul.
- C’est vrai que ça ne doit pas être facile.
- C’est super chiant, corrige-t-elle en prenant des airs exaspérés.
Nous rions.
Vers dix-huit heures, la mère de Flavie nous annonce que le souper est prêt. En montant au rez-de-chaussez, je rencontre le beau-père qui est revenu du travail pendant que nous étions au sous-sol.
- Prenez vos assiettes les filles et allez manger en bas, nous ordonne gentiment ce dernier. Vous n’avez pas besoin de souper en compagnie de deux vieux et d’un petit monstre.
- C’est ce qu’on avait prévu Dan, répond espièglement Flavie en prenant son assiette.
- Je mets le film? demande mon amie avec enthousiasme lorsque nous arrivons en bas des marches.
- Certain.
Je m’installe confortablement dans le divan avec mon assiette pendant que Flavie saisit la télécommande et installe Disconnect.
J’embarque tout de suite dans l’histoire. Je développe particulièrement une affection pour le personnage de Ben. Je me reconnais en cet adolescent. Je me revois au début du secondaire, la tête basse, les cheveux dans le visage, les écouteurs aux oreilles.
Flavie a vraiment du goût en matière de films. Je découvre une perle grâce à elle. C’est alors que la scène qui suit me crée un choc effroyable. Mon personnage préféré s’est pendu dans sa chambre et sa sœur, désemparée, tente de le sauver. Les secondes sont interminables. La panique monte en moi. Je ne peux plus voir ça, j’ai envie de vomir. Je me lève d’un bon et m’enferme dans la salle de bain. Essayant de retrouver une respiration normale, je me laisse glisser le long de la porte et m’assoie sur la céramique froide. Pourquoi cette scène me fait paniquer ainsi? Qu'elle sorte de mon esprit, par pitié! Cohérence cardiaque, oui. Respire cinq secondes. Expire cinq secondes. Respire cinq secondes. Expire cinq secondes.
- Sarah, ça va?
Flavie est juste derrière la porte. Elle doit me trouver stupide. Je refoule mon malaise et lui ouvre la porte. Elle me scrute, l’air légèrement tracassée.
- T’es-tu correct? me demande-t-elle.
- Oui, oui c’est juste…. C’est triste ton film, ris-je nerveusement.
- Ouais je sais. J'aime écouter des trucs qui me brassent émotionnellement, admet-elle le sourire coupable.
- Je vois ça, la taquiné-je, sentant mon malaise se dissiper.
- Désolée si ça t’a troublée…
- T’en fais pas Flavie, la coupé-je ne voulant pas qu’elle me prenne pour une chochotte pas capable d’écouter un film dramatique. Je ne m’y attendais pas, c’est tout. Ça m’a juste surprise.
Elle acquiesce et nous retournons à notre film.
De retour à ma chambre ce soir, je rejoue en boucle mon moment de panique. Qu’est-ce qui s’est passé? Je n’ai pas l’habitude de me laisser atteindre à ce point devant les films. J’écoute des films d’horreur depuis toute petite. Rien ne me dérange.
Essayant de comprendre ma psyché bizarre, je décide de tester mes capacités psychologiques. J’ouvre mon ordinateur et cherche sur youtube une scène de pendaison dans un film que j’ai déjà vu.
Oh bordel ! Je ferme violemment mon ordinateur. J’essaie de chasser l'angoisse qui me regagne. Je suis incapable de visionner une telle atrocité. Pourquoi suis-je rendue aussi faible? Ça ne me faisait pas ça avant.
- Il y a de quoi que j’aimerais partager avec toi aujourd’hui.
Agathe hoche la tête.
- Je t’écoute.
- Bon, voilà. J’avais besoin de me confier…
C’est bon Sarah, lance-toi.
- La fin de semaine dernière, j’ai réalisé que j'ai un gros malaise avec ce qui touche à la pendaison. Quand je vois des scènes du genre dans les films, je n’arrive plus à regarder. Avant, ça ne me faisait pas ça. Par exemple, j’ai déjà écouté 15 février 1839 sans problème. Maintenant, je ne pourrais plus regarder la dernière scène alors qu’avant, ça me laissait complètement indifférente.
Ouf, là j’ai l’air d’une sans cœur. Je rigole jaune dans ma tête. Je rectifie mes paroles, le mot n’était pas bien choisi.
- Ben non, ça ne me laisse pas indifférente parce que ce film est super triste mais ce que je veux dire c’est que maintenant, voir des images comme celles-là me fait vraiment mal.
- Qu’est-ce que tu trouves douloureux dans ce genre de scène? me demande ma psychologue.
C’est le temps de la rencontre où je dois plonger volontairement dans ce qui me fait mal pour pouvoir dire à Agathe comment je me sens. Je déteste ça mais je n’ai pas le choix si je veux avancer. Je réfléchis donc aux raisons qui font que ces images me torturent. À première vue, je ne saurais quoi répondre. Je n’y ai pas encore pensé en profondeur. Après quelques secondes de silence, à penser à ma réponse, je l’exprime enfin.
- Premièrement, je dirais que ça fait mal parce que c’est une mort définitive et horrible. Il y a seulement le cou qui est touché et c’est fatal. C’est perturbant! T’imagines toute l’impuissance de la personne au bout de la…
Je grimace. Je ne veux pas mettre des mots sur cette affreuse image. J’essaye de continuer.
- L’instinct de survie veut… survivre…
Bravo Sarah. Tu sais comment t’exprimer devant ta psy!
- … mais au bout d’une corde, c’est juste impossible…
J’ai réussi à le dire sans vomir! Wow, faut fêter ça.
- Il n’y a rien à faire. Juste agoniser et attendre la mort.
Je n’ai plus rien à dire sur ce qui m’horrifie dans cette mort. Je fixe Agathe qui me fixe aussi. Elle comprend que j’attends ce qu’elle a à dire en retour. Elle ferme donc les yeux afin d’absorber ce que j’ai dit et répond :
- C’est donc effrayant de voir une personne souffrir dans une position où elle est complètement désarmée. D’autant plus qu’elle s’inflige ce geste à elle-même.
- C’est sûr mais elle ne se l’inflige pas nécessairement. Parfois ce n’est pas des suicides mais des condamnations à mort. Une personne pendue, que ça soit par suicide ou non, c’est juste horrible.
Je réfléchis un peu à ma dernière phrase. Elle n’est pas tout à fait vraie. Je corrige mes propos.
- Mais j’avoue que c’est pire quand c’est une tentative de suicide. L’idée de se donner la mort volontairement ajoute un degré d'atrocité dans le geste.
- As-tu des exemples où tu ressens ce malaise? Dans quel contexte as-tu découvert ce que ça te faisait ressentir?
Je replonge immédiatement à ma soirée cinéma avec Flavie. Je revois Ben dans Disconnect qui tente de mettre fin à sa vie, de la pire manière qui soit.
J’inspire et expire profondément pour essayer de chasser l’angoisse qui monte en moi.
- Il y a un film que j’ai écouté dernièrement où il y a un gars qui se… pend. C’est là que j’ai réalisé que je ne pouvais plus visionner ce type de scène.
- Qu’est-ce que ça te fait en dedans?
Elle veut m’achever ou quoi?
- Ça fait mal, on dirait que mon coeur se déchire. J’ai de la peine pour le personnage. Je me sens coupable de regarder ça.
- Coupable de quoi exactement?
- On dirait que je fais quelque chose de mal. Je suis impuissante devant la souffrance de la personne. C’est comme si je ne faisais rien pour l’aider, pour la sortir de là.
- Comme du voyeurisme? demande Agathe qui tente de trouver le bon mot sur mon ressenti.
- Un peu, oui. Il y a une partie de moi qui dit « Ça ne se fait pas de regarder ça. Ce n’est pas bien. »
- Je comprends que ce ne sont pas des scènes qui laissent indifférent. C’est violent comme image.
Je me sens rassurée quand Agathe légitime mes émotions. Elle affirme en quelque sorte que j’ai raison de trouver que la pendaison est quelque chose d’éprouvant. Mais j’ai tout de même encore de la misère à prendre mon malaise au sérieux.
- C’est gentil de me dire ça mais même si c’est atroce, ça ne vaut pas de telles réactions de ma part. Je suis capable de voir quelqu’un s’ouvrir les veines ; j'ai vu la scène de suicide dans 13 Reasons Why. Ça ne me dérange pas, mais la pendaison, je ne suis pas capable. C’est débile. C’est sûr que Mathias est mort de cette façon mais je pense pas que ça ait un lien. C’est pas comme si c’était moi qui avais trouvé son corps. Je ne comprends pas d’où sort ce malaise soudain.
- Attends, c’est le moyen qu’a utilisé Mathias?
- Oui.
- D’accord. Je dois dire que je m’en doutais mais je n’avais pas la certitude.
Je croyais lui avoir déjà dit. Apparemment, j’ai sauté ce détail. Agathe me regarde avec des yeux tristes. Elle a l’air désolée.
- Je comprends pas pourquoi j’ai un malaise de la sorte, continué-je. Ça n’a pas de logique. Quand je me trouve mal en voyant une scène de pendaison, c’est pas parce que je pense à Mathias. C’est juste violent. Ça n’a donc pas de lien avec lui. En plus, il est mort depuis plusieurs mois maintenant. Je devrais être rendue ailleurs là.
J’expose à Agathe mes questionnements sur mes ressentis mais la connaissant, elle n’y répondra pas tout de suite. Elle va continuer de m’analyser en profondeur. Elle vient d’avoir la confirmation que Mathias s’est pendu, elle va rester sur cette information, je le sens.
- Comme tu m’as dit, c’est une condamnation à mort où les chances de s’en sortir sont pratiquement inexistantes. Le fait que Mathias ait choisi ce moyen doit révéler l’immensité de sa souffrance.
Je n’avais pas réalisé.
- Mon dieu, c’est vrai. Il devait vraiment être sûr de son affaire…
Un pincement au cœur me force à baisser la tête. Je ne veux plus supporter le regard d’Agathe pour un moment. Je refuse qu’elle voit la profondeur de ma vulnérabilité dans mes yeux. Comment Mathias a-t-il pu s'infliger une atrocité aussi brutale? Je repose enfin mes yeux dans ceux de ma psychologue sans rien dire pour lui signifier que je n’ajouterai rien. Elle comprend le message. Elle renchérit donc :
- L’acte de Mathias dévoile une souffrance inimaginable.
C’est tellement ça! Il faut vraiment être malheureux et vouloir à ce point la mort pour faire ce qu’il a fait.
- Oui. C’est pas concevable. Je comprends pas comment on peut faire ça. J’ai beau essayé depuis des mois, je ne pourrais jamais comprendre ce qui se passait dans sa tête. Je sais qu’on peut souffrir mais il me semble qu’aucune douleur pourrait amener à carrément se donner la mort. Que Mathias se soit…
Je n’ai pas envie de finir ma phrase. Agathe me comprend. Je n’ai pas besoin de décrire ce qu’il a fait. Aussi bien éviter une douleur inutile.
- C’est vertigineux, soumet-elle.
Agathe arrive toujours à trouver les mots parfaits.
- Exactement.
Commentaires
Enregistrer un commentaire