Ta délivrance, ma souffrance - CHAPITRE 17 et 18
17. Boulevard of Broken Dreams
Février
Je me réveille en sursaut, encore une fois. Je suis complètement trempée, mon pyjama me colle à la peau. C’est dégueulasse. Je suis troublée par mon rêve. J’étais dans la rue en pleine nuit. Mathias se trouvait soudainement devant moi. Il était debout, planté tout droit et me regardait comme s'il n’avait pas d’âme. Son cou était marqué d’une énorme cicatrice rouge due à la pendaison. Cette vision me fout la chair de poule.
Pourquoi j’ai fait un rêve aussi glauque?
Mathias, arrête de m'ébranler comme ça. Fous-moi la paix. Tu es tellement tordu d’avoir fait ça.
En déjeunant ce matin, je fais un tour sur la page Facebook Hommage à Mathias Renaud. Une nouvelle publication attire mon attention.
{Tu fêterais tes 17 ans aujourd’hui. Joyeux anniversaire petit ange. Veille sur nous de là-haut}
J’avais oublié quand était son anniversaire. Cette nouvelle me rend triste. Je retourne voir quelques-unes de ses photos pour essayer de sentir sa présence en cette journée spéciale.
Ma mère et moi n’avons pas reparlé de notre dispute. C’est comme ça entre nous. On se crie dessus, je vais broyer du noir dans ma chambre et on fait comme s’il ne s’était rien passé. J’ignore si je préfère cette méthode de l’autruche ou si j’aimerais mieux que ma mère prenne le temps de me parler.
* * *
- Viens-tu chez moi ce soir? me demande Rose à l'heure du dîner. On pourrait travailler ensemble sur nos maths.
- Oui, certain. Bonne idée!
Cette proposition me fait plaisir. Tout pour ne pas être chez moi. Tout pour éviter ma mère. La fin de semaine dernière a été atroce.
- Super, s’exclame-t-elle en sautant de joie. Sans toi, je n’arriverai jamais à faire mon devoir.
- Eh bien tu sais, je suis pas si bonne que ça en math.
- Tu es déjà vraiment meilleure que moi.
Une fois la journée terminée, je texte ma mère pour l’avertir que je passe la soirée chez Rose. Je sais que ça ne lui dérange pas si je rentre tard puisqu’on est vendredi. Je laisse donc mon frère rentrer seul et je monte dans la voiture de mon amie qui nous amène à son domicile.
Ça fait dix minutes que j’endure son insupportable musique. De l’électro accompagné par une chanteuse à la petite voix moche, le tout produisant des mélodies soit pas du tout mémorables, soit agaçantes. De quoi me rendre folle. Heureusement, Rose et moi discutons assez fort pour couvrir une partie de la musique. J’aimerais bien éteindre sa musique et lui mettre du Nirvana à fond la caisse. Elle n’aimerait pas mais verrait c’est quoi de la vraie musique.
Étant seule avec mon amie, j’ai envie de me confier à elle. Peut-être que si je parlais plus de comment je me sens je serais moins un paquet de nerfs qui explose à tout moment. Je la regarde. Elle essaye de se concentrer sur son devoir.
Bon, je me lance.
- Tu sais, en ce moment j’ai juste envie de partager quelque chose mais j’ai personne à qui en parler.
- Qu’est-ce qui se passe, mon coeur? me demande-t-elle en me regardant droit dans les yeux.
- Mathias me manque, laissé-je tomber. Et c’est son anniversaire aujourd’hui. Il aurait dix-sept ans.
- Tu penses souvent à lui.
Sa phrase sonne comme un reproche. Bien sûr que je pense souvent à lui. Mais comment peut-elle le savoir? Je ne passe pas mon temps à en parler. Il me semble. Est-ce que j’en parlerais trop? Mais non, ça ne se peut pas. Avec le nombre de fois où je me retiens de parler de lui de peur de déranger…
- Mais tu sais, ça va, dis-je pour dédramatiser. Je ne suis pas une dépressive obsédée non plus.
J’ai tenté de le dire à la blague, prendre un ton léger car l’atmosphère est trop pesante tout d’un coup. Rose me regarde sérieusement, sans rien dire. J’ai l’impression qu’elle me juge. Ses yeux sont froids, j’arrive à voir des pensées qui me concernent naviguer à travers ses iris mais je ne peux les déchiffrer. Je continue :
- En fait, tu es la seule personne de qui je suis assez proche pour parler de sujets comme ça mais j’ai peur d’être chiante.
Ses yeux m’intimident. Gênée, je baisse la tête.
- Je ne veux pas projeter l’image d’une fille dépressive qui n’arrive pas à passer à autre chose, continué-je, mais j’ai besoin de me confier une fois de temps en temps.
Je relève la tête. Elle ne me regarde plus. Ses yeux verts se perdent dans son cahier. Est-ce que je parle dans le vide? Mon embarras se mélange à l’irritation.
- Okay, je me sens juste stupide maintenant.
Elle replonge enfin son regard dans le mien et finit par dire :
- Même si tu me dis que tu n’es pas dépressive, je ne peux pas m’empêcher de penser que tu ne dois pas déborder de joie quand tu penses à Mathias.
- Évidemment…
C’est quoi cette déduction à la con?
- Donc, je m’inquiète que tu y penses aussi souvent.
- Voyons, je n’y pense pas si souvent que ça!
C’est complètement faux mais je sens du blâme de sa part et ça me blesse terriblement. Je viens de lui dire que j’avais peur qu’elle me prenne pour une obsédée et c’est exactement ce qu’elle fait.
- En même temps, songe-t-elle, je n’ai jamais eu personne dans mon entourage qui est mort. Peut-être que c’est normal que ça occupe aussi souvent les pensées.
- Mais je n’y pense pas aussi souvent, répété-je en haussant le ton.
J’avais seulement besoin d’être écoutée un peu et elle se met à donner son avis sur la façon dont je fais mon deuil. Était-ce trop demander juste un peu d’empathie de la part de ma meilleure amie? Déduisant facilement la réponse, je lui crache :
- Okay, si je te donne l’impression que ma vie tourne autour de ça, j’arrête d’en parler. Vraiment désolée de t’avoir dérangé avec ça.
- Je ne dis pas que ta vie tourne autour de ça. Je crois juste que ce n’est peut-être pas bon pour toi d’y penser.
- Parfais, je ne t’en parle plus.
La rage au ventre et la honte au cœur, je gribouille violemment dans mon cahier de mathématiques.
- Je suis désolée mon coeur…
- Correct, jeté-je froidement.
Un lourd silence s'installe entre nous. J’ai le pressentiment qu’elle est sur le point d’ajouter quelque chose. Mais je n’ai pas envie d’en entendre plus. Si cette discussion continue, je serai plus humiliée que je le suis déjà. Je me lève de son lit et lui annonce :
- Écoute, moi je vais y aller.
- Tu es fâchée? me demande-t-elle presque penaude.
- J’ai juste envie de retourner chez nous.
Je ramasse mon matériel scolaire et m’apprête à sortir de sa chambre.
- Tu pars comme ça? Tu n’attends pas que je te reconduise?
- Non merci, lui réponds-je, contenant majestueusement ma rancœur. J’ai le goût de marcher. Passe une belle fin de soirée.
Je pars de sa chambre sans me retourner. Elle ne me suit pas. Tant mieux. J’enfile manteau, bottes, tuque, écouteurs et je fonce dans le froid de l’hiver. Avec Boulevard of Broken Dreams de Green Day fort dans mes oreilles, je marche d’un bon pas vers chez moi.
Mes intuitions étaient bonnes, je ne peux même pas être ouvertement en deuil sans passer pour une freak. Je la déteste de me faire sentir de cette façon.
C’est donc officiel? Je suis folle? Je ne devrais plus penser à Mathias? Pourtant, je ne peux pas m’en empêcher. Comment pourrais-je oublier ce qu’il a fait? Je peux bien arrêter d’en parler, mais arrêter d’y penser, voyons, ce n’est pas possible. Je n’ai même pas de mots pour m’expliquer comment ça ne fait aucun sens ce qu’elle m’a dit.
Il neige de gros flocons ce soir. Je m’arrête en plein milieu du trottoir. Je lève la tête et prends le temps d’observer ces gros morceaux blancs qui apparaissent de l'obscurité. La chanson terminée, je range mes écouteurs. Le silence du soir est entrecoupé par le bruit des voitures qui passent près de moi toutes les dix secondes. Je n’aurais qu’à faire quelques pas pour qu’une d’entre elles me percute et m’ôte la vie. Je pourrais me jeter devant la prochaine qui passe. Mon corps passerait par-dessus le véhicule et s’écraserait sur l’asphalte. Je serais étendue sur le sol, totalement inconsciente, en train de mourir à petit feu. Je n'aurais pas eu le temps de souffrir. Mes yeux ne se rouvriraient plus jamais. Ce ne serait qu'une question de temps avant que mon coeur cesse complètement de battre. Le chauffeur, que j’aurais malheureusement traumatisé, sortirait de son véhicule en panique et se jetterait sur moi. Ou il se sauverait, tout est possible. Peu importe, j’ai l’occasion facile de ne plus faire partie de ce monde.
Et si ma mère pouvait voir cette scène? Ce serait parfait. Percutant. Elle serait aux premières loges pour être témoin de ma souffrance.
Cette fois, elle n’aurait plus le choix de me voir, de m’accorder de l’attention. Elle regretterait de n’avoir rien vu, de ne pas avoir été plus sensible à mon mal-être. Elle prendrait mon corps inanimé dans ses bras, espérant de tout coeur que je m’en sorte, mais il serait trop tard.
J’aime cette image : ma mère qui me berce en pleine détresse à l’idée que je perde la vie. J’ai l’impression qu’il n’y a que morte que ma mère pourrait m’apporter de l’amour.
Je suis malheureusement trop lâche pour commettre un geste pareil.
Bravo Mathias d’avoir réussi à te suicider. Tu as attiré toute l’attention et la sympathie de tout le monde. Je le vois très bien sur la page Facebook. Les gens t'aiment, se disent qu’ils auraient dû faire ci ou ça pour t’aider. Le monde s’ennuie de toi, te regrette, voit toutes tes qualités. Je n’aurai jamais cette attention parce que je suis vivante.
Je finis par rentrer à la maison. Je ne me suis pas jetée devant une voiture. Je suis toujours bien vivante et intacte. Physiquement du moins.
J’ignore où sont ma mère et mon frère. Quelque part dans la maison, mais je n’en ai rien à foutre. Je monte prendre ma douche et vais me coucher.
* * *
Ce matin je me lève assez tard. J’ai reçu un texto de Rose vers neuf heures.
Rose
{Je ne veux pas que tu arrêtes de me parler, mon coeur. Tu peux continuer de te confier à moi. J’ai jamais voulu te faire croire le contraire.}
Je ne sais pas quoi lui répondre. Si je n’avais aucune retenue, je lui enverrais un long message où je lui reprocherais son manque de compréhension et d’empathie.
Ses propos sont contradictoires. Elle veut que je lui en parle mais si je le fais elle me dira de ne pas y penser. Ça n’a aucune logique.
Elle m’a complètement dissuadée de m’ouvrir à elle. Sa capacité de réception laisse vraiment à désirer.
Je décide de la laisser mariner un peu. Je vais attendre avant de lui donner signe de vie. Une non-réponse de ma part risque de la rendre mal à l’aise. Parfait. Qu’elle sèche.
Je passe la journée à essayer d’avancer mes devoirs. Je n’ai pas la concentration nécessaire pour être productive. Je m’installe toujours à des endroits différents de la maison à mesure que le temps file. Je passe de ma chambre au salon, à la cuisine, je retourne au salon, je retourne à la cuisine.
Ma mère travaille de la maison aujourd'hui ce qui accentue mon sentiment d’angoisse. Elle sort de son bureau afin de se faire un café.
- Il serait peut-être temps de te trouver une job, lâche-t-elle devant moi pendant que la machine à café émet un bruit infernal. Tu as seize ans et tu passes toutes tes fins-de-semaine ici.
- C’est que je suis occupée avec l’école, rétorqué-je sans lever les yeux de mes travaux.
- Je pense que ça te ferait du bien de faire autre chose quelques fois. Ce n’est pas bon ne faire que de l’école.
Je me retiens de lui répliquer : je pensais que tu avais honte de moi et que ça te faisait plaisir que je ne sorte jamais.
Je m'abstiens de peine et de misère afin d’éviter une autre dispute.
Toi Math, avais-tu un travail? As-tu laissé un patron dans la merde en te suicidant?
- Tu pourrais déposer ton CV à l’épicerie, propose-t-elle en prenant sa tasse une fois remplie.
J’essaie de cacher mon exaspération et l’envie qu’elle me foute la paix.
- J’ai pas envie. Pourquoi il faut que les jobs d’étudiant soient tous poches?
- Parce que vous n’avez pas encore de formation, élucide-t-elle en prenant une gorgée de café. Étudie dans le domaine que t’aimes et tu auras une job que t’aimes. Pour l’instant, tu dois te contenter d’une job d'étudiant.
Sur ce, elle retourne dans son bureau avec sa tasse. Je n’ai pas encore pris en mains les démarches pour me trouver un travail. Ceux qui sont disponibles selon mes compétences me rebutent. Je voudrais faire quelque chose qui a réellement une signification, qui résonne positivement en moi. Je n’ai vraiment pas envie d’être caissière, de placer des aliments dans une épicerie ou de travailler dans un café ou un restaurant.
J’enrage après mon devoir de mathématique. Il y a beaucoup trop de numéros à faire et je passe des heures sur le même problème. Il faut dire que je ne me suis pas non plus beaucoup avancée avec Rose hier soir. J’en ai assez de ces foutus travaux d’école.
- Tabarnak!
Je pose violemment mon crayon sur le comptoir et prends ma tête à deux mains.
- My god Sarah, rigole mon frère du salon. Tu es donc ben paquet de nerfs.
Je me retourne brusquement vers lui.
- Peut-être que si tu te concentrais plus sur l’école tu comprendrais ce que ça fait, lui crie-je.
Il continue de rire en me regardant droit dans les yeux. Son attitude me ridiculise.
- Pourquoi tu ris de moi? craché-je.
- Je ne ris pas de toi.
- Je suis fâchée et tu trouves ça drôle. J’appelle ça rire de moi.
- Voyons relaxe. C’est pas grave.
- C’est insultant! Au moins, ris dans ta tête. Montre-le-moi pas que tu me trouves drôle, gros cave.
- Sérieux Sarah, relaxe, ordonne-t-il en perdant son sourire arrogant. T’es tout le temps fâchée, c’est gossant.
- Oh, ta gueule Émile!
- Non mais ta gueule toi-même, réplique-t-il avec colère. C’est quoi ton osti d’problème?
- C’est toi mon osti d’problème. Arrête de rire de moi. Fous-moi la paix, tu m’énerves! Juste, tais-toi!
- Va chier.
- Va chier toi-même!
- Va te pendre.
Un froid tranchant coupe sèchement notre dispute. Je suis sidérée, poignardée par ses trois derniers mots. Je ne m’attendais pas à ce qu’il me renvoie une réplique aussi violente.
Le regret s’installe aussitôt dans les yeux de mon frère.
- Désolé, bredouille-t-il. Will et moi on se dit tout le temps ça…
Je n’arrive pas à l’écouter. Une violente rage me prend d'assaut. Je me lance sur Émile et le frappe comme une déchaînée.
- Comment tu peux me dire un truc pareil espèce de salaud? beuglé-je tandis qu’il tente tant bien que mal de se protéger de mes coups. C’est tellement dégueulasse de me dire ça. Comment tu peux vouloir que je fasse ça? Mange de la marde sans coeur. Je te déteste.
- SARAH, crie ma mère folle de rage en entrant dans la pièce. Lâche ton frère.
Je m’éloigne sèchement d’Émile continuant de le maudire du regard.
- Émile! lance ma mère dans sa direction. On dit pas des affaires de même à sa sœur, et Sarah, sois polie avec ton frère. Contrôle-toi un peu.
- Mais je ne fais que ça me contrôler! rétorqué-je. Un moment donné, je n’en peux juste plus.
- Tu peux être impatiente mais je ne tolère pas le manque de respect.
- Et « va te pendre », c’est pas un manque de respect ça?
- Oui mais calme-toi, insiste-t-elle.
J’aimerais lui répliquer qu’Émile, avec sa phrase, m’a profondément blessée et qu’elle équivaut à un manque de respect bien plus intense que ce que j’ai pu lui faire. Qu’il mériterait bien plus de réprimande que moi. Mais je me retiens. Je n’ai pas envie que ma mère me trouve d’avantage exaspérante parce que je l’obstine. J’ai quand même juste envie de crier à l’injustice, de hurler ma douleur et ma rage mais je ne peux pas me le permettre. Je vais donc extérioriser tout cela en allant courir.
Sans rien ajouter, j’agrippe mon manteau, je glisse mes pieds dans mes bottes et je pars dehors à la course.
Le vent glacial fouette mon visage, mais je m’en moque. J’accepte cette douleur, comme si je la méritais. Ce qu’Émile m’a dit, je l’ai en travers de la gorge.
Ma gorge.
Elle pourrait supporter une corde. Émile mériterait que j’aille me pendre. Il regretterait de m’avoir dit ça.
Oui, ça m’arrive d’avoir de grosses disputes avec mon frère mais je l’aime malgré tout. Maintenant, j’ai juste le sentiment qu’il me déteste sincèrement et qu’il me souhaite du mal. Qu’il souhaite sincèrement que je me pende.
Cours plus vite Sarah.
Malgré le froid qui arrache la peau de mon visage, ma rage me brûle de l'intérieur. J’essaie de calmer ce feu par la course mais il ne fait que se consumer davantage. Je rage contre ma mère qui ne veut plus jamais être avec moi, qui me fait constamment me sentir coupable et qui ne se soucie jamais de comment je me sens. Je rage contre mon frère qui rit en plein dans ma face quand j’ai un trop plein d’émotions et qui m’encourage à faire la même chose que Mathias. Je rage contre Mathias qui a tout abandonné, qui m’a laissée ici avec toute cette incompréhension, cette peine et cette colère.
En courant comme ça, j’aimerais que mon cœur cesse soudainement de battre. Je tomberais violemment au sol. Ce serait le black out total. Plus rien. Le vide.
Tout comme pour toi.
Si seulement ça pouvait se produire.
Les voitures passent à toute vitesse à côté de moi. L’idée d'hier soir me revient en tête. Je pourrais courir vers l’une de ces automobiles et ce serait fini. Toute cette colère, cette douleur, cette culpabilité, cette détresse.
Tout serait enfin terminé.
J’aimerais mourir, ne plus rien ressentir.
Tout comme toi.
Comment la mort peut-elle être devenue aussi attirante tout à coup?
Bah quoi? Si tu l’as fait, pourquoi moi je ne le ferais pas?
Fatiguée, j’arrête ma course. Je m'assois sur un banc et reprends mon souffle. Je ne veux pas rentrer à la maison, mais je n’ai nulle part où aller. Hors de question que j’aille chez Rose. On ne s’est pas encore parlées depuis hier soir et sa réceptivité est à chier. Flavie me trouverait bizarre de débarquer chez elle et de toute façon, je ne sais même pas où elle habite. Je reste donc sur ce banc à mourir de froid.
Avec un peu de chance, je mourrai d'hypothermie.
Je marche dans le quartier depuis une heure. Je rentre enfin chez moi. Le froid aura eu raison de moi. Personne en vue. Je vais ramasser mes affaires au comptoir de cuisine et les monte dans ma chambre. Je ne croise ni ma mère, ni mon frère en chemin. Parfait.
Assise sur mon lit, je lève les manches de mon chandail et examine les marques de compas sur mes avants-bras. Elles prennent du temps à disparaître.
On cogne à ma porte.
Eh merde. Je redescends mes manches et prépare mon armure mentale afin de recevoir des remontrances.
- Quoi? réponds-je froidement.
La voix de mon frère se fait entendre.
- Je peux entrer?
- Mmh.
Il ouvre la porte et reste planté dans l'embrasure, mal à l’aise. Moi je reste de glace. Je lui en veux encore pour ce qu’il m’a dit mais j’essaie de ravaler ma rancœur.
- Tu sais, j’étais pas sérieux quand j’ai dit ça, se justifie-t-il. J’étais fâché mais c’était juste une expression pour exprimer ma colère. Comme je t’ai dit, Will et moi on se dit tout le temps ça.
- Je veux bien mais ça me donne juste l’impression que tu me détestes et que tu veux réellement que je me…
Incapable de dire ce mot.
- Je te déteste pas voyons. Tu m’énerves des fois mais je ne te hais pas.
- Idem, dis-je en regardant mes doigts.
Le silence remplit la pièce.
- Je suis désolée Émile, finis-je par laisser tomber sur un ton larmoyant, les yeux toujours rivés sur mes mains. Je suis insupportable ces derniers temps.
- T’es pas si pire que ça, dit-il.
Je repose mon regard sur lui. Il sourit légèrement.
- Tu vas être contente, j’ai décidé de travailler sur mes math moi aussi. Tu viendras rire de moi quand je crierai « tabarnak ».
Sur cette blague qui ne me fait ni chaud ni froid, il part sans fermer la porte derrière lui. Je me lève pour la fermer et je retourne sur mon lit. J’allume mon téléphone et hésite à répondre à Rose. Je ne sais pas quoi faire. J’aurais envie de continuer de l’ignorer, mais je n’ai pas envie d’être en froid avec elle, même si elle me fait chier. Je décide d’y aller simplement. Poli mais froid.
Sarah
{C’est correct, laisse.}
Ça ne prend même pas cinq minutes qu’elle me répond déjà.
Rose
{Will et moi avons vérifié et on va pouvoir avoir accès au local de danse. On va pouvoir pratiquer certains midis :D}
Je ne sais pas si je dois être insultée qu’elle passe déjà à autre chose ou si je dois en être soulagée. Je lui renvoie seulement un pouce en l’air puis je laisse tomber mon cellulaire au bout de mon lit.
Je me couche sur le côté, je ferme les yeux et j’imagine ce qu’aurait eu l’air le reste de la journée si au lieu de revenir à la maison, je m’étais jetée devant une voiture.
18. Till It Happens To You
Février
J’étais avec Mathias sur la cour d’école, assis dans un coin, par terre, en dessous du module de jeux. L'automne était bien entamé, il faisait un peu frisquet. En raison de la température, ma mère m’avait demandé de mettre un kangourou ce matin-là. J’avais passé plusieurs minutes à protester contre ce morceau de linge, jugeant que j’étais bien plus belle en manches courtes. Ma mère a fini par avoir le dernier mot, évidemment. Je portais donc ce kangourou que je n’aimais pas. Mathias et moi discutions ensemble. Ce jour-là, nous n’avions pas passé l’heure du midi à incarner des personnages issus d’un de nos univers inventés. C’était peut-être la température et les nuages sombres qui nous invitaient inconsciemment à être plus posés.
Depuis quelques temps, je commençais à douter de moi. Je me trouvais quelconque et ce fichu kangourou ne m’aidait pas. J’observais Math avec attention et je le trouvais beau, sûr de lui et charismatique. Je me suis demandée quelquefois ce qu’il pouvait bien me trouver. Pourquoi était-il ami avec moi? Je trouvais que je ne lui apportais rien alors que lui était drôle, intéressant et avait toujours de bonnes idées. Je commençais à me dire que Mathias se tenait peut-être avec moi seulement parce qu’il n’avait personne d’autre. Qu’en fait, il ne m’aimait pas tant que ça. Je n'avais jamais osé dévoiler mes insécurités, préférant jouer la carte de la fille qui a confiance en elle. Sauf cette fois, j’ai laissé mon insécurité se dévoiler le temps d’une minuscule question. Pendant notre discussion, assis dans les petites roches, j’admirais mon ami sous toutes ses formes. J’aimais le mouvement de ses cheveux blonds au vent. Son sourire quand il me parlait. Ses yeux rayonnant quand il me regardait. Sa manière de faire ballotter son pied au rythme d’une musique imaginaire. Sa main qui jouait nonchalamment avec les petites roches tapissant le terrain. À un moment où nous avions arrêté de parler l'espace de quelques secondes, j’ai posé ma fameuse question :
- Est-ce que tu me trouves énervante?
C’est comme ça que je me trouvais ; énervante. Je me demandais comment il arrivait à me supporter, moi qui étais énervée par le son de ma propre voix, par mes paroles et mes gestes.
Math m’a regardée droit dans les yeux, et dans un sourire des plus réconfortants, il m’a répondu :
- Ben non voyons.
J’ai baissé la tête et j’ai souris, gênée. Mathias ne me trouvait pas énervante. C’était le plus beau jour de ma vie.
Ce souvenir me fait chaud au cœur. Je m’y accroche quand je doute de l’importance que j’avais pour Mathias. Cependant, une autre partie de moi ne peut s’empêcher de ressentir de l’amertume. Pouvais-je réellement avoir un peu de valeur à ses yeux? On ne se voyait même plus ces dernières années. Il a dû m’oublier avec le temps. Comment j’ose espérer avoir une place dans son cœur alors que j’étais rendue si loin de son quotidien?
Mes yeux se posent soudainement sur Rose. Nous sommes assises par terre dans le corridor, l'une en face de l’autre. William est à côté d’elle, absorbé par son téléphone. Sur l'heure du midi, il n’y a pas de circulation à cet étage alors c’est un bon endroit où crécher en attendant la reprise des cours. Je remarque que mon amie me regarde avec son sourire espiègle depuis quelques secondes déjà. Elle doit avoir remarqué que j’étais perdue dans mes pensées. Ça l’amuse on dirait.
- À quoi tu penses? me demande-t-elle comme si j’avais en tête un potin croustillant que je n’avais pas encore partagé.
- À Mathias.
Son sourire s’efface automatiquement.
- Encore?
Ma réponse l’agace apparemment. Qu’est-ce qu’elle m’énerve. J’ai juste répondu sincèrement à sa question. Je n’ai pas cherché à me confier, je n’ai pas cherché d’attention, j’ai répondu de manière brève et concise, et elle me méprise. Dois-je arrêter d’être transparente avec elle?
- Ça fait des mois qu’il est mort Sarah, ajoute-elle. Il serait peut-être temps de passer à autre chose. C’est pas bon pour toi de penser à ça.
- Qu’est-ce que tu veux que je te dise? C’est pas de ma faute si j’y pense. Tu crois que je peux passer à autre chose sur commande? Désolée, mais il me manque. On était amis je te rappelle.
- Ben en fait, vous n’étiez pas vraiment amis, me contredit William.
Avant que je puisse répliquer quoique ce soit il continue :
- Oui, quand vous étiez enfants, reprend-t-il. Mais ça fait longtemps. Là, vous ne vous connaissiez plus.
- Tu trouves qu’à cause de ça je devrais pas en être affectée? rétorqué-je de plus en plus irritée et blessée.
- Ben juste que tu devrais pas être affectée à ce point. C’est limite une fixation malsaine là.
Que puis-je répondre à une imbécilité pareille? Je tente fortement de refouler ce mélange de colère et de honte qui me submerge. J’ai décidé d’arrêter de parler. Je passe le reste de l’heure à me cacher derrière mon roman mais je relis sans cesse la même phrase sans jamais en comprendre le sens. Je suis trop préoccupée par notre bref échange. Je les maudis pour leur manque de compréhension et je me dénigre en secret pour être à ce point hantée par mon ami d’enfance.
Comment peuvent-ils se permettre de me juger aussi durement? Math me manque. Même si je ne l’ai pas vu depuis des années et qu’il ne me manquait pas avant qu’il meure. Je m’ennuie de lui. Ça me fait mal qu’il se soit suicidé. Je n’y peux rien, c’est un fait. Ils pensent que le suicide de mon ami d’enfance devrait me laisser indifférente maintenant? Après quatre mois, je devrais l’avoir oublié?
Peut-être que je suis réellement folle en fait. Quatre mois et j’y pense encore.
Je suis détraquée. Je devrais avoir fait mon deuil depuis longtemps. Qu’est-ce qui cloche chez moi? Pourquoi je ressens le besoin si intense de me remémorer les souvenirs de Mathias, de les raconter à quelqu’un, de dire comment je me sens dévastée, perdue, que j’ai besoin de m’accrocher à de vieilles photos?
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