Ta délivrance, ma souffrance - CHAPITRE 16
16. One Step Closer
Février
Samedi monotone.
Ma mère travaille. Mon frère a été invité à passer la journée chez William. Environ une heure après son départ, Rose m’a informée par texto qu’elle s’est jointe à eux et pour le coup, m’a demandé si je voulais venir aussi. J’ai feins avoir mal dormi cette nuit et avoir besoin de repos. Ce qui n’est pas si mensonger en fin de compte. Je commence à faire de plus en plus de cauchemars. Je ne perds pas beaucoup d’heures de sommeil, mais ce dernier en devient tout de même perturbé, et je peux me réveiller plusieurs fois en quelques heures. Je ne me rappelle plus à quoi j’ai rêvé la nuit dernière, mais je me suis réveillée vers trois heures et mon coeur battait tellement fort contre mon matelas que mon lit était pris de secousses.
Les blessures sur mon bras guérissent au fil des jours. Elles sont plus pâles qu’il y a une semaine. Heureusement, personne ne les a vues : l'avantage de porter des manches longues l’hiver. Je trouve que ces blessures me donnent un aspect étrange. Comme si je sortais d’une série dramatique où j’incarnais l’archétype de l’adolescente qui s’automutile. Ça ne me ressemble pas. C’est tout de même joli dans un sens. Ces égratignures témoignent de la détresse que j'ai ressentie ce soir-là. Mon bras est une figure symbolique.
Aujourd’hui, je profite de la maison vide pour m’étendre de tout mon long sur le tapis du salon en écoutant du Linkin Park. Je ne pourrais pas décrire quel genre de bien ça me procure quand Chester crie en plein dans mes oreilles. C’est comme s’il exprimait mon mal à ma place. Je me sens comprise. Quelque chose en moi se libère.
À part la musique, je n’ai plus d'intérêt pour grand chose ces derniers jours. Un samedi entre amis, il y a trois ou quatre mois, m’aurait fait énormément plaisir mais aujourd’hui, ça me semble être presqu’un supplice.
Sur Facebook, je vois qu’un nouveau statut a été publié sur la page Hommage à Mathias Gauthier. C’est une personne anonyme qui partage un mot tout simple disant qu’il lui manque, le tout accompagné d’une photo. Je regarde Math droit dans les yeux. Son visage est assez près de l'objectif. Son sourire chaleureux m’enrage.
Espèce d’hypocrite. Ça t’amusait de berner ton entourage comme ça? Comment tu pouvais sourire, faire semblant que tout allait bien alors que ton idée était faite? C’est dégelasse ce que tu nous as fait.
J'éteins mon cellulaire et le lance sur le divan.
J’entends la voiture de ma mère entrer dans la cour. Il est dix-huit heures trente. J’aurais cru qu’Émile serait entré avant elle. Il doit se faire un fun noir chez William.
- Allô, soupire ma mère en entrant.
- Salut.
Son ton est fatigué et irrité. Elle doit avoir une dure journée dans le corps. Ses gestes sont brusques, elle dépose sa valise de manière violente. Elle soupire toutes les dix secondes. Son état ne s'améliore pas. Je la sens de mauvaise humeur et ça mine mon moral. Nous ne sommes pas revenues sur notre dispute de la dernière fois. Je fais semblant de l’avoir oubliée et d’être redevenue sereine mais je marche sur des œufs constamment de peur d’éclater à nouveau et qu’elle se fâche contre moi.
Afin d’apaiser son humeur du mieux que je peux, je vais l’aider à faire le souper.
- Qu’est-ce qu’on mange ce soir? lui demandé-je, me préparant à sortir les ingrédients nécessaires.
- Du poulet. Tu as passé la journée à la maison à ne rien faire. Tu aurais pu commencer le souper.
Son reproche me fait l’effet d’une gifle. D'où elle juge que je n’ai rien fait de la journée? Elle ne peut pas le savoir. Oui, j’aurais pu commencer le souper, mais je ne savais pas qu’est-ce qu’on mangerait. Évidemment, je l’aurais su si je m’étais informée mais bon, je n’y ai pas pensé. J’avais d’autres préoccupations.
- Je m’en venais t’aider justement, répliqué-je froidement.
- Super alors, capitule-t-elle sur le même ton. Tu peux faire un sachet de pâtes, ça m’aiderait.
Je n’aurais qu’une envie, c’est de lui lancer son sachet de pâtes à la figure mais bien sûr, je me retiens.
- Éteins donc ta musique, ordonne-t-elle.
- T’es dont ben rochante, craché-je sans avoir réfléchi une seconde avant d’ouvrir la bouche.
Désolée mais je ne peux pas marcher sur des œufs éternellement. Son ton est insupportable. Déjà que ma propre humeur est assez faible, je tolère mal son énergie négative.
Son regard noir me fait cependant regretter mes paroles.
- Tu vas être polie avec moi. Là, tu vas m’aider à faire le souper et tu vas laisser tomber ton agressivité fatigante.
Complètement tendue, je l’aide à la cuisine en mesurant chacun de mes gestes et paroles. J’ai l'impression qu’elle va exploser de colère à tout moment, ça me stresse. Je l’imagine être une femme pleine de bonté et rassurante pour ses clients mais puisque cette façade est épuisante, elle se laisse aller à la maison. Trop agréable pour ses enfants.
Émile arrive tout juste au moment où le souper est prêt.
On soupe dans un silence glacial. Cette tension me met sur les nerfs.
- Je peux savoir pourquoi l’atmosphère est aussi malaisante ce soir? demande Émile légèrement agacé.
Par où commencer? Je souris dédaigneusement en guise de réponse.
- Il n’y a pas de malaise, soupire ma mère.
- Ben non, ironisé-je. On est quand même obligés de se la fermer parce que peu importe ce qu’on va dire, tu vas nous crier après.
Elle laisse violemment tomber sa fourchette et me fusille du regard.
- Parce que je devrais accepter tes crisettes peut-être? Je ne sais pas ce que tu as ces temps-ci mais ton attitude provocante est franchement désagréable.
- Ce que j’ai, si tu veux réellement savoir, c’est que le suicide de Mathias me rend folle. Je ne comprends pas pourquoi il a fait ça?
- Je comprends que ce soit dur mais ce n’est pas une raison pour agir constamment en frustrée.
- Tu comprends que ce soit dur? répété-je en faisant semblant d’être agréablement surprise. C’est pour ça que tu ne m’aides pas et que tu me ridiculises quand je te confie le mal que ça me fait?
- Moi je te ridiculise? rit-elle amèrement. Oh pauvre toi. Tu ne viendras pas faire ton petit numéro d’enfant martyre. Dans mon métier, je vois toutes sortes d'atrocités humaines. J’ai déjà dû représenter des jeunes maltraités par leurs parents. Crois-moi, c’est loin d’être ton cas.
Comment peut-elle comparer ces cas avec moi? Évidemment, mes problèmes ne valent rien à côté de ceux de ces clients.
- T’as le droit de me parler de tes clients maintenant? l’interrogé-je avec arrogance. Le secret professionnel…
- Ne joue pas à la plus maline, me coupe-t-elle. Je ne transgresse aucune règle et puis ce n’est pas le sujet. Ce que je te dis c’est que j’en vois des gens qui n’ont pas eu de chance dans leur vie et toi, tu n’es pas à plaindre. Si tu connaissais le cas que je traite en ce moment, tu penserais peut-être moins à ta petite personne. Alors maintenant, tais-toi. J’en ai assez de t'entendre gémir sans arrêt.
Ma mère vient de broyer mon cœur. Non, mon âme. Je ne peux me résoudre à la laisser me parler comme ça. Je ne peux m'empêcher de répliquer. Ma colère est trop grosse. Sans réfléchir, je lui lance avec condescendance :
- C’est vraiment brillant de comparer des cas de maltraitance avec moi.
- Oh ta gueule! crie-t-elle. Tu me fais tellement honte ces temps-ci. Une chance que tu ne sors jamais. Ça serait quoi si t’étais constamment sur le party? Tu te montrerais avec ton attitude de petite adolescente frustrée...
Elle s’acharne à présent. Elle déverse tout son vomi sur moi. Mais je le mérite. Je l’ai poussé à bout. J’essaye juste de ne pas trop l’écouter, histoire de ne pas m’effondrer.
Elle se tait enfin, laissant planer un lourd silence qui laisse entendre crier nos pensées tumultueuses.
Ma colère finit par être mélangée au désarroi et à la culpabilité. Si je pouvais je me cacherais six pieds sous terre. Je me sens comme la pire des ingrates et en même temps je maudis ma mère. Pourtant, tout ce que je désire c’est du réconfort et une présence maternelle mais je n’en mérite pas tout compte fait. Je m’y prends trop mal. Je ne suis qu’une boule de colère qui ne se maîtrise pas.
Fuyant le regard de ma mère, je me lève d’un bon, je lance presque mon assiette dans l’évier et je cours à ma chambre. Je claque la porte et tourne en rond. Que faire avec cette colère et ce mal qui me bouffent? Si je ne sors pas tout ce que j’ai en dedans, ça va s’introduire en moi et m’user, me briser. Je regarde partout dans ma chambre cherchant sur quoi passer ma rage et ma détresse. Mes yeux tombent sur une pile de papiers sans grande importance. Parfait. Je saisis violemment la pile et la déchiquète en mille morceaux. Ça soulage légèrement mais c’est loin d’être suffisant. J’ai besoin d’un moyen plus fort.
Le compas.
Je le prends sur mon bureau et m’érafle l’avant bras. Celui qui était intact. Dans un geste lent, je pèse de toutes mes forces. Voilà tout ce que je mérite. Je me retiens de me gifler moi-même.
La blessure que je viens de m’infliger procure un soulagement bien trop bref. Je me sens toujours comme une moins que rien en plus de culpabiliser pour cette grosse éraflure.
Je déteste ma mère. Je la déteste. Je la déteste.
Pourquoi je n’arrive plus à parler avec elle? Tout ce que je dis n’est jamais correct.
Ma colère finit par se calmer, mais pas de la bonne façon. Pas celle qui me fait me sentir mieux. Elle ne diminue pas pour disparaître. Elle se fond en moi. Comme une gigantesque flaque de peinture qui est trop grosse pour être ramassée. Elle s’étend en long et en large et finit par sécher, par s’incruster indéfiniment.
Pourquoi tu as fait ça Mathias? Tu n’es qu’un sale égoïste. Je te déteste d’avoir fait ça. Tu penses que toi tu as le droit de tout quitter, foutre nos vies en l’air pour que TU trouves la paix? Vas te faire foutre. Pourquoi toi tu avais le droit de faire ça? Pourquoi toi tu abandonnes tout alors que moi je reste ici à supporter cette vie de merde?
Ça fait une demi-heure que j’essaie de m’apaiser un minimum en faisant de la cohérence cardiaque. Chaque fois que j’entends du bruit en bas, ma tête se tourne en vitesse vers la porte de ma chambre, pensant que ma mère arrive pour me parler, faire une mise au point sur notre dernier échange. Mais elle reste au rez-de-chaussée.
Je réalise qu’à l’accoutumé, ma mère ne monte jamais pour simplement voir ce que je fais ou comment je vais. Elle doit s’en foutre. Je n’intéresse pas ma mère.
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