Ta délivrance, ma souffrance - CHAPITRE 15

 

15. Crawling

Janvier

Je suis dans ma maison. Je remarque à travers la fenêtre que le vent se lève. Les minutes passent. Le vent devient de plus en plus fort. On dirait qu’un cyclone apparaît au loin, à l'horizon. Je vais voir dans les fenêtres près de la porte d’entrée. Le décor n’a rien à voir avec le quartier que je connais. Je vois des espèces de gratte-ciel au loin. Le vent est violent, un brouillard s'épaissit à vue d'œil. Une tempête de sable fait rage. Tout est vert dehors.

Des projectiles tombent violemment du ciel. Ce n’est pas clair s’il s’agit de bombe ou de météorites. Elles détruisent les gratte-ciels un par un. Ce n’est qu’une question de secondes avant que ce soit notre maison qui se fasse détruire. En panique, je me retourne vers ma mère qui est assise sur le divan.

- Maman!! On va se faire bombarder.

Elle reste impassible, les yeux rivés sur son téléphone.

- MAMAN!

- Mmh…

- Ça s’approche de nous, lui crie-je plus fort.

- Attends, me dit-elle de manière presque inaudible.

Je me retourne à nouveau vers la fenêtre. Il est trop tard. Le projectile tombe sur nous…


Je me réveille, le cœur battant à tout rompre. Je balaie nerveusement ma main à la recherche de l’interrupteur de ma lampe. J’ai besoin de lumière, vite!

J’arrive enfin à allumer ma lampe. Je me calme peu à peu, la peur s’estompe. C’était quoi ce cauchemar apocalyptique?

Au fil de la matinée, le souvenir de mon rêve finit par s’effacer un peu. À la deuxième période, nous entrons dans le local d’univers social. Les filles et moi allons nous asseoir à notre place habituelle, pas trop au fond de la classe mais presque. Benoît s’installe à son bureau. Lorsque le cours commence, il nous dit d’emblée :

- Je tiens à suspendre le début du cours pour vous parler d’un sujet que le personnel de l’école et moi-même jugeons important de discuter avec vous.

Nous nous regardons tous, en silence, nous demandant de quoi Benoît est sur le point de parler.

- Ces derniers mois, continue-t-il, on peut constater que le suicide devient une source de préoccupation chez bien des gens.

Mon coeur se contracte. Il fait allusion à Mathias.

- J’aimerais profiter du fait que ce sujet circule dans les discussions et les réseaux sociaux pour vous y sensibiliser davantage.

Il croit peut-être qu’il est devenu un expert en la matière car un jeune de la ville s’est pendu?

- Il est important de savoir saisir les signes afin d’éviter que d’autres personnes en viennent à poser un tel geste.    

Afin d’éviter que d’autres que Mathias se suicident. L’école n’a jamais fait la prévention du suicide mais maintenant que Mathias est mort, elle se donne comme devoir de sauver le monde? Il a fallu que mon ami se suicide pour qu’ils trouvent le sujet important? Mathias s’est sacrifié pour que les autres soient sauvés?

J’en vomirais.

- Est-ce qu’il y en a qui connaissent certains de ces signes.

Une fille lève la main.

- L’isolement.

- En effet, confirme Benoît. Une personne suicidaire peut avoir tendance à se replier sur elle-même.

Je révulse les yeux. Ce n’est pas parce qu’une personne s’isole qu’elle va se suicider.

- En connaissez-vous d’autres?

Plusieurs signes sont mentionnés au fil de la discussion ; le don des effets personnels, la perte d'intérêt pour les activités habituellement aimées, changements des habitudes, comportements dangereux, intérêt pour la mort...

Intérêt pour la mort. C’est à mourir de rire. Ça veut tellement rien dire. Ceux qui travaillent dans les salons funéraires sont tous suicidaires, alors?

Mon professeur énumère d’autres exemples.

- Si la personne se met soudainement à s’intéresser aux armes à feu, les choses morbides, la réincarnation, les cimetières…

Les cimetières?

Voyons. J’aime bien les cimetières, et ça ne fait pas de moi une personne suicidaire. Ce sont des endroits calmes et paisibles. Le genre de lieu parfait pour faire une marche. Ma mère nous amenait justement marcher au cimetière quand nous étions petits. Ça voulait dire qu’elle était dépressive peut-être?

La mort, ça a évidemment quelque chose de fascinant. Ce n’est pas parce que ce sujet nous intéresse qu’on veut mourir. Quand j’étais petite, j'aurais voulu vivre comme la famille Addams. Seulement parce que je trouvais ça cool. Pas parce que j’étais une enfant suicidaire.

D’ailleurs, je suis pas mal sûre que Mathias était loin de présenter ces signes. Son ami ne se serait jamais douté qu’il se suiciderait. C’est donc complètement superflu ces soi-disant signes.

Je laisse échapper un gros soupir amer qui fait retourner l’élève devant moi. Ne supportant pas d’être dévisagée, je lui lance un regard de furie. Il baisse la tête et finit par rediriger son attention sur le prof qui continue son discours.

- Si un de vos amis présente ces signes, il est important de ne pas le laisser seul. Allez vers lui et offrez-lui votre aide.

Tout le monde approuve d’un hochement de tête collectif.

- Et s’il nie et fait semblant qu’il va bien, ajoute Benoît, sauriez-vous quoi faire?

Personne ne répond. Évidemment. Que veux-tu faire de plus? Ces signes ne sont pas la preuve irréfutable que la personne va passer à l’acte. Et puis, si elle te dit qu’elle va bien, tu ne vas pas te mettre à la harceler pour qu’elle accepte ton aide. Qu’est-ce qu’il faut faire? La saisir par le collet et lui crier « Je sais que tu es suicidaire, avoue-le! »?

Ce sermon que nous fait Benoît me donne la gerbe. Je vois son « message de sensibilisation » comme étant plutôt un moyen de pression pour sauver les suicidaires. Il ne peut pas nous demander ça. Est-ce que ça veut dire que si quelqu’un dans notre entourage se suicide, ce serait de notre faute car on aurait manqué à notre devoir? Celui de voir les signes et de le sauver?

Personne à l’école ne parlait du suicide avant. Ils ne connaissent pas plus le sujet maintenant qu’il y a quelques mois. Bande d’hypocrites. Les profs se prennent-ils pour des seins dorénavant?

Je passe le reste du cours à gribouiller violemment dans mon cahier.

Cette « discussion » élèves/professeur m’a mise sur les nerfs. En fin de journée, je n’ai pas adressé un mot à mon frère durant tout le trajet du retour à la maison.

Ce soir, ma mère est rentrée assez tard du cabinet. Je ne suis pas descendue la voir, je suis restée dans ma chambre. Au moment où je m'apprête à mettre mon pyjama, elle vient cogner à ma porte. Je n’ai pas le temps de répondre que ma mère l’ouvre pour me parler. Suivi d’un « salut », elle me lance :

- Depuis hier qu’il y a du linge dans la sécheuse. Ça aurait été apprécié que tu le plies ce soir pour que ce soit fait avant que j’arrive.

Si elle veut me faire sentir mal pour ne pas avoir porté attention à un aspect de la charge mentale, c’est réussi. Elle me culpabilise alors que sa demande est complètement ridicule. D’où c’était obligatoire de lui rendre ce service AVANT qu’elle rentre du travail?

- Pourquoi tu ne dis pas ça à Émile? me défends-je.

Elle lâche un soupir.

- Toi ou lui, peu importe.

C’est à mon tour de soupirer.

- J’y vais d’abord, annoncé-je en me levant pour exécuter cette tâche.

- Laisse faire, je l’ai fait.

- Pourquoi tu viens te plaindre d’abord? m’emporté-je. Si tu voulais absolument que je le fasse, fallait pas le faire pour après venir me faire la leçon.

- Je veux juste que tu prennes conscience que tu dois voir l’ouvrage.

- Je le vois, généralement. C’est juste que je n’ai pas que ça à faire?

- Et bien moi non plus je n’ai pas que ça à faire tu sauras, crache-t-elle. J’ai déjà assez de mon travail qui m’occupe beaucoup, un peu d’aide de votre part est la moindre des choses.

- Tu parles comme si on t’aidait jamais. Ça m’arrive de faire du lavage, de t’aider pour les soupers, de faire le ménage.

Elle lâche un rire amer.

- C’est quand même moi qui s’occupe de la plus grosse part du travail.   

- Donc c’est jamais assez ce que je fais? crie-je. T’es jamais contente.

- Tu vas me parler autrement, se fâche-t-elle. Tout ce que je te demande, c’est que tu fasses ta part.

Puis elle part sèchement.

- Je la fais ma part! beuglé-je avant de claquer ma porte.

Je la déteste de me faire la morale comme ça. Pourquoi veut-elle me faire sentir comme une lâche qui ne fait rien de sa vie? Je n’ai pas le droit de me détendre le soir après une journée d’école et des heures de devoirs? Faut croire que non. Je ne suis qu’une paresseuse, selon elle. Je devrais travailler plus et ma mère m’aimera plus. La colère grimpe en moi. La culpabilité me ronge, elle me brûle. Je me jette à plat ventre sur mon lit. Avec ma main droite, je saisis une partie de mon couvre-lit que je tords de toutes mes forces.

En plein milieu de ce bouillonnement interne, Mathias apparaît soudainement dans mes pensées.

Qu’est-ce que tu veux toi? Fous-moi la paix. T’es bien toi. Tu es mort. Tu n’as pas de mère sur le dos. De toute façon, je suis sûre que ta mère ne te faisait pas chier comme ça. Tu l’as dit toi-même, elle est une mère incroyable et tu avais trop de chance de l’avoir. Pourquoi tu l’as abandonnée alors? Espèce de cave.

Je reste couchée comme ça, sur mon lit, pendant au moins quinze minutes.

J’aimerais disparaître.

* * *


Parfois, Mathias était trop intense dans les jeux qu’on inventait. Il devenait trop metteur en scène à mon goût. Je me sentais comme un minable pantin à sa merci. Je ne m’en plaignais pas, me disant que de toute façon, c’était toujours lui qui avait les meilleures idées. Il était plus brillant que moi et je devais me contenter de la chance que j'avais qu’il m’aime. Je l’aimais tellement moi aussi. Alors même si ses tendances à être contrôlant m’énervaient, je le laissais faire. Si c’était à recommencer, je m’imposerais plus. Mon attitude de soumise était pathétique.

- J’ai enfin fait ma demande au cégep.

Rose me tire de mes pensées. Je reviens à l’instant présent. Nous sommes tous assis à la cafétéria. Je n’aime pas cet endroit. Il y a beaucoup trop de monde et de bruit.

- Alors tu vas aller en art visuel? demande Flavie.

- Oui, confirme Rose avec entrain. Je suis tellement contente.

- Tu n’as pas choisi le programme de danse finalement? l'interroge Émile la bouche pleine.

- Non. J’ai décidé de garder la danse pour le plaisir.

- Pas bête, acquiesce-t-il.

- Et vous les filles? C’est fait votre inscription?

Merde, le cégep. Ça s'approche mais je le sens si loin. Pour moi, le temps s’est arrêté. C’est l’hiver, je suis au secondaire et la vie s’en tient qu’à ça. Je ne me visualise pas au cégep. Je ne suis même plus certaine de vouloir aller en psycho. Pas que le programme ne semble pas intéressant mais je ne vois pas où il pourrait me mener. Je n’ai quand même pas le choix de faire ma demande d'admission au plus vite. Le délai finira par arriver.

- Je l’ai faite la semaine passée, répond Flavie. Je vais aller en littérature.

- T’avais pas dit que t’irais en histoire? demandé-je un peu désappointée.

Je voyais tellement Flavie étudier en histoire, l’enseigner plus tard ou devenir historienne.

- J’avais peur que ça ne m’ouvre pas assez de portes, explique-t-elle. Mais en arts et lettres profil littérature, ça a l’air génial. Ça touche plein d'aspects culturels. Je sens que je vais avoir du fun.

- Je pense qu’il n’y a pas plus d’avenir en littérature, l’agace William.

Elle lui renvoie un rire sarcastique.

Au moins, elle sait ce qu’elle aime et où elle s’en va. Cette inscription me stresse.

- Sarah? m'interroge Rose fébrile. Tu l’as faite?

Je n’ai pas envie d’exposer à mes amis mon absence d’avenir. Je décide de répondre le plus brièvement possible.

- Non, pas encore.

- Ne tarde pas trop, me conseille-t-elle.

- Il reste quand même plus qu’un mois, répliqué-je, contenant du mieux que je peux mon agacement.
À mon plus grand soulagement, on ne s'étend pas plus longtemps sur le sujet.

Ce soir, je reste bloquée devant mon ordinateur, sur le site du cégep. Que dois-je faire? Ma vie ne va nulle part. Rose et Flavie ont des passions, elles sont confiantes en ce qui concerne leur futur. Pour moi, c’est tout à fait nébuleux. D’aussi loin que je me rappelle, je me voyais devenir psychologue ou n’importe quoi qui touche les relations d’aide. Mais je crois bien que je n’arriverai pas à aider les gens avec leurs problèmes psychologiques. J’aimerais bien cela dit mais je n’aurais pas la force. Avec le temps, aucune autre alternative ne m’est venue à l’esprit pour mon métier futur. J’aime encore autant la psychologie mais je ne vois pas comment je pourrais en faire une profession. Et il n’y a pas d’autres programmes qui me parlent.

Ah puis merde. Je n’aurai qu’à changer en plein parcours si jamais. Je m’inscris en sciences humaines, profil psychologie. Voilà. Je vais étudier au cégep.

Je vais étudier au cégep.
Je vais étudier au cégep.
Je vais étudier au cégep.

J’ai beau me répéter cette phrase, je ne le réalise pas vraiment. C’est pourtant dans seulement sept mois.

Je revois Mathias en cinquième année.

- Quand je vais être adulte, je vais être un chef cuisinier, m’avait-il annoncé fièrement. Tu vas voir, tout le monde va être en admiration devant ma cuisine.

- T’aimes cuisiner? lui ai-je demandé surprise de voir qu’on puisse aimer faire à manger.

- J'adore! Je suis toujours en train d’aider ma mère à la cuisine.

- Ayoye. Viens aider ma mère alors. Elle veut tout le temps que je lui rende service pour les repas et ça m’énerve.

- Je te remplacerai avec plaisir, a-t-il dit en me faisant un clin d'œil.

Ouch. Ce souvenir me met à l’envers. À une certaine époque, Mathias se voyait devenir un adulte. Il avait des passions, des projets. Quand est-ce que sa perspective d’avenir a disparu? Et dire qu’il ne deviendra jamais un adulte. Il sera toujours un petit ange de seize ans. Un jour, je serai plus vieille que lui. Cette idée est trop bizarre. Mathias ne peut pas être plus jeune que moi. C’est impossible qu’il ne puisse plus grandir.

Il n’a plus à se stresser avec l’avenir. Il a choisi la mort. La paix. Si je mourais moi aussi, tout serait tellement plus simple. À quoi ça sert de continuer? Il n’y a plus rien d’agréable. Je vais étudier, juste pour dire que j’étudie. Je vais me caser dans un travail juste pour dire que je ne mourrai pas de faim. Je n’aurai pas d’enfants parce qu'aucun homme ne me trouvera intéressante. Métro boulot dodo et mort.

Ce n’est pas si con ce que Mathias a fait. Quand il n’y a plus de joie ni d’avenir, à quoi bon continuer de vivre?  

En attendant la mort, aussi bien trouver un semblant de bonheur dans les petites choses. Une ou deux gaufres avec du Nutella n’auraient rien de désagréable. Cette idée me plait. Afin d'apaiser mon humeur ombrageuse, je me dirige à la cuisine pour me préparer ce petit encas. Je me prends deux gaufres dans le congélateur et les insère délicatement dans le grille-pain. Je vais chercher le Nutella… Il n’est pas à sa place sur l’étagère. Je fouille un peu, tasse les autres items ; il n’est pas là. Non, ce n'est pas vrai? Il ne peut pas ne plus en rester déjà? Mes yeux se posent sur le bac de récupération. Le pot de Nutella s'y trouve, vide. Mon enfoiré de frère à passé à travers tout le pot.

- ÉMILE! beuglé-je avec colère en espérant qu’il m’entende.

Évidemment, je n’ai aucune réponse. Prise par un fort sentiment de rage, je range la boîte de gaufres en la lançant dans le congélateur et marche à toute vitesse vers mon frère qui est assis dans le salon. Je m’arrête devant lui, lui coupant la vue sur la télévision.

- T’es juste un estie de porc.

- De quoi tu parles? soupire-t-il.

- T’as fini tout le Nutella, merde! Ça te tentait pas d’en laisser un peu? Pourquoi il faut que tu manges tout en quantité industrielle? T’es pas le seul à vivre ici.

- C’est juste du chocolat, se défend-t-il. On va en racheter d'autre.

- C’est ce soir que j’en voulais, crie-je. C’est la seule chose qui est un minimum agréable dans ma vie en ce moment pis tu le vides comme si c'était une compétition.

- La seule chose agréable, répète-il en riant. Wow, c’est mélodramatique.

- Argh, va chier!

Je retourne à la cuisine en fracassant le sol avec mes talons. Les gaufres sont sorties du grille-pain. Je les saisis brusquement et les jette à la poubelle. Je prends mon manteau et pars courir dehors.

Je maudis cet imbécile de petit frère qui me rit en pleine face. Je ne demande pas grand chose. Si mes simples petits plaisirs de la vie me sont arrachés, qu’est-ce qu’il me reste? Ma tête est en ébullition.

QUELLE VIE DE MERDE !!!

Je rentre à la maison complètement épuisée. J’ai passé ma frustration en courant comme une déchaînée. Je mets mon manteau dans la garde-robe. Pendant que j'enlève mes bottes, ma mère débarque dans l’entrée.

- C’était quoi ce spectacle que tu nous as fait?

Elle vient encore me faire la morale? Émile est allé se plaindre que je lui ai crié après? Je me retiens de rouler les yeux pour ne pas qu’elle me traite d'effrontée.

- De quoi tu parles? réponds-je, préférant jouer l’indifférence.

- Je t’ai entendu de mon bureau. Crier parce qu’il ne reste plus de Nutella. T’es capricieuse ce soir.

Je tente tant bien que mal de ravaler la colère qui veut remonter.

« T’es capricieuse ce soir. »

Comment ose-t-elle me faire la leçon sur mes émotions alors qu’elle ne sait absolument pas ce que je vis? Elle ne gère pas mieux ses émotions que moi. Elle est tendue comme un string depuis des mois.

- Et toi t’es bête, rétorqué-je. T’es constamment stressée.

Ses yeux fulminent.

- Tu n’as aucune idée de tout le poids que j’ai sur les épaules, crache-t-elle en levant le doigt vers moi. Je travaille sans cesse pour que nous ne manquiez de rien Émile et toi. Je fais la cuisine, le ménage, c’est moi qui paye tout. Alors faire une crise pour du Nutella, c’est complètement ridicule.

Le problème n’est pas le Nutella. Encore une fois, elle passe tout droit à côté de l'essentiel. Elle ne me connaît pas.

- Parce que tu as des préoccupations, ça veut dire que t’as le droit d’être complètement absente psychologiquement? dis-je sarcastiquement. Est-ce que tu t’es déjà demandé comment je vais depuis que Mathias est mort? J’ai l’impression que tu te fous pas mal de ce que je vis.

- Et tu voudrais que je fasse quoi? demande-elle agacée. Ooooh pauvre petite?

Elle a pris un ton faussement compatissant rempli de pitié ridicule. Je me sens comme la pire des idiotes. Mais je n’ai pas envie de me laisser démonter par ses propos. Pas devant elle en tout cas. Je veux lui montrer que son rôle de mère laisse vraiment à désirer en ce moment.

- Un peu de compassion c’est trop demander? répliqué-je en cachant du mieux que je peux le fait qu’elle m'ait profondément blessée.

- Arrête de jouer à la victime, lâche-t-elle avec mépris.

Un mélange de rage et de détresse bouillonne en moi. Avant d’éclater devant ma mère, je cours à ma chambre. Je claque la porte, mets la musique forte dans mon haut-parleur et je frappe mon lit de toutes mes forces avec mon oreiller. Je martelle mon matelas de violents coups puis finis par laisser tomber l’oreiller au sol.

Ce défoulement ne me soulage que très peu. Les mots de ma mère continuent de résonner dans mon esprit. Son ton condescendant, sa manière de me ridiculiser alors que tout ce que je demandais était du soutien de sa part. Donc, je n’en mérite pas. J’ai agi comme une capricieuse colérique après tout. Je me sens coupable d’avoir osé lui dire ce que j’avais sur le cœur de manière aussi maladroite. Pourtant, c’était plus fort que moi. Tout est sorti comme un trop plein.

T’es chanceux Math. Tu n’as pas à vivre ce genre d’émotions destructives. Était-ce ça? Il n’y avait personne pour répondre à tes besoins, pour t’aider, alors tu t’es suicidé. Si tu l’as fait, pourquoi moi je ne le ferais pas?

Je me déteste. Ça fait trop mal. Je mérite d’être giflée, secouée, malmenée. Mon compas dans mon coffre à crayon m’appelle, étrangement. Je le saisis d’un geste brusque et je me défoule sur mon avant-bras. Je m'inflige brutalement plusieurs éraflures une après l’autre.

Je m’arrête. Je me calme. Sur le coup, ce geste impulsif me fait un peu de bien.

Mais qu’est-ce que je viens de faire? Mon bras est recouvert de lignes rouges qui saignent. Il y en a cinq. Je viens de m’imposer une blessure physique de mon propre gré. Qu’est-ce qui me prend?

Je deviens folle.

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