Ta délivrance, ma souffrance - CHAPITRE 12

 

 

12. Electrastar

Janvier

Premier jour de l’année. Est-ce que ce jour est censé être festif? Parce qu’il n’en est rien. Ça fait exactement deux mois que Mathias s’est suicidé. Dorénavant, tous les premiers du mois me paraissent morbides.

Math rate la nouvelle année. Et il ratera toutes les années suivantes. Il a été témoin de seulement seize ans de vie. Maintenant, il passera à côté de toutes les avancées de l’humanité.

La maison est plongée dans le silence, exceptée ma chambre que la musique remplit. Electrastar d’Indochine joue pour la troisième fois de suite dans mon haut-parleur. Je bois les paroles de Nicola Sirkis:

Te voir tomber au combat
Moi je n’oublie pas
Le temps s’est arrêté
Et tout a continué
Et ça fait mal
Oui, ça fait mal

Je voudrais te revoir
Briller d’electrastar

Ma mère travaille dans son bureau, la porte fermée. Mon frère est dans sa chambre à faire je ne sais quoi. Il est totalement silencieux. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé. Et s’il était sans connaissance? S'il était entre la vie et la mort? Personne ne s’en rendrait compte et il mourrait tout seul dans sa chambre…
Okay je me calme. Voyons. Pourquoi mon cerveau s’emballe comme ça? Tout va bien.

Je regarde par la fenêtre ; il fait un temps maussade. Je ne pourrais même pas dire s’il pleut ou s’il neige. D’ordinaire, les journées nuageuses ne m'ont jamais dérangée. Même que j’adore les nuages, ils sont doux et apaisants. Mais aujourd’hui, on dirait que ça ne fait que rajouter du poids à l’atmosphère déjà lourde. Un petit rayon de soleil ne m’aurait pas fait de mal.

Le suicide de Math m’accable à un tel point. Comment je suis censée avaler ça? Je n’arrive pas à accepter le fait que je ne le reverrai plus jamais. Si je pouvais, je le texterais sur le champ : « Hey, ça fait longtemps! Tu fais quoi de bon? Es-tu libre pour qu’on fasse de quoi en ville? ». Je donnerais n’importe quoi pour faire une sortie avec lui, maintenant.

J’ai l’impression que mon cœur est prisonnier d’une cage trop petite. Même ma chambre m’étouffe aujourd’hui mais j’y reste tout de même. Comme si elle me servait de refuge contre le reste de la maison qui pourrait m’avaler tel un trou noir.

Je déteste le mois de novembre. En particulier le 1er novembre, bien sûr. C’est le pire mois de l’année. Il est gris, terne, sans feuilles dans les arbres, c’est le mois des morts. En se suicidant, Mathias a arrêté le temps dans mon coeur. Au fond de mon être, c’est toujours novembre.

J’aimerais redevenir une enfant et savoir qu’au retour en classes, je retrouverais Math. Je me rappelle du premier jour d’école suivant les vacances de Noël quand j’avais dix ans. Le matin, ma mère m’avait reconduite sur la cour d’école pleine de neige poudreuse. À travers les enfants jouant dans la neige, je cherchais Mathias des yeux. Je voulais partager avec lui mon party de Noël. La cloche a sonné et je n’avais pas encore pas trouvé mon ami. J’étais déçue. Cette année-là, nous n’étions pas dans la même classe alors j’étais obligée d’attendre la récréation pour enfin le voir. Je n’ai aucun souvenir de mes premiers cours du matin cette journée-là mais je me rappelle très bien avoir mis le pied dehors et avoir à l’instant été accueillie par un jeune Mathias qui courait dans ma direction.

- Sarah! s’est-il écrié.

- Salut Math! lui ai-je répondu sur le même ton enjoué.

Il était tout mignon et souriant. Il portait une belle tuque de laine qui lui allait à ravir. Plusieurs mèches blondes en dépassaient. Mathias était adorable. Soudainement, je complexais avec mon bonnet rond et blanc sans motifs qui m’aplatissait la tête. J’ai essayé de sortir quelques morceaux de ma frange pour me sentir plus belle.

- J’ai apporté ça.

Il m’a montré une figurine qu’il avait reçue à Noël. Nous nous étions promis d’apporter un de nos cadeaux pour jouer ensemble pendant les récréations.

- Moi j’ai ça, ai-je dit en lui présentant une barbie.

Ça me fait rire quand je pense qu’enfant, j’étais très féminine. J'adorais les jouets dits pour filles. Je portais souvent des robes et je rêvais d’être une princesse. Un vrai cliché sur deux pattes. Je me suis beaucoup éloignée de cette image. Mon style n’est vraiment plus aussi girly qu’à l’époque. Comme le dit mon frère, j’ai l’air de Kurt Cobain.

Le reste de mes souvenirs est assez vague, mais je sais que nous avions réussi à accorder nos jouets dans un scénario plus ou moins réaliste. J’étais impressionnée devant tous les scénarios que Math mettait en scène. Je me demandais d’où lui venait cette imagination aussi fertile. Ces histoires m’étaient tellement inspirantes que quand je me retrouvais à jouer seule chez moi, je recréais ces scénarios qu’il avait inventées.

* * *


Il est presque l’heure du souper. Les odeurs de nourriture m’appellent d’en bas. Je descends au rez-de-chaussée rejoindre ma famille. J’entends la voix de mon frère depuis la première marche de l’escalier.

- Sérieux, je ne veux plus le voir.

Mais de qui il parle?

- Anyway, continue-t-il, j’ai toujours eu l’impression qu’il ne nous aimait pas pour de vrai. Alors qu’il ait déménagé à Québec, ça prouve fortement ma théorie.

Je soupire. Ils sont en train de parler de papa. Je commence à être agacée de toujours entendre Émile parler en mal de notre père. C’est rendu de l’acharnement à ce stade.

- C’est maintenant que je me rends compte que notre relation n’avait rien à voir avec l’amour, ajoute ma mère. On ne faisait jamais rien ensemble, il n'était là que rarement. C’était complètement plat.

- Non mais c’est-tu possible d’entendre autre chose que du négatif à son sujet? lancé-je indignée en entrant dans la cuisine. Il est loin d’être un monstre quand même. Il n’est pas une mauvaise personne.

- C’est un cave! me crache mon frère. S’il ne voulait pas s’occuper de ses enfants, il n’avait qu’à ne pas fonder de famille.

- Franchement, tu exagères. Il est avec nous depuis qu’on est né. T’as oublié tous les bons moments qu’on a passés avec lui?

- Pfff… La majorité du temps, il n’était pas là et quand il était à la maison, il se plaignait constamment que sa job l’épuisait. Il nous a psychologiquement abandonnés. Je n’ai jamais eu de soutien de sa part.

- Je te ferais remarquer que MOI, j’ai fait l’effort d’accepter SON invitation Et on a passé du bon temps ensemble.

- Du bon temps! s’exclame-t-il faussement surpris. Alors tu vas me dire que vous avez passez du temps de qualité lui et toi? Que vous avez été proches et que tu t’es sentie super bien avec lui?

Sa mauvaise foi m’exaspère. Je n’ai même plus envie d’argumenter. Oui, je me suis sentie bien en compagnie de mon père. Mais je dois admettre que je me suis notamment sentie seule en ce 25 décembre au soir. Une fois que je n’étais plus qu’avec mon père, j’étais devenue invisible. Je ne me suis pas sentie à l’aise de lui confier le désarroi que me causait le suicide de Mathias, et la nuit que j’ai passée dans sa chambre d’invités… J’avais l’impression de sombrer dans un gouffre sans fond. Mais tout ça ne fait pas de mon père un cave, comme dirait Émile.

À me voir ne rien répondre, Émile me balance :

- Tu vois? Il ne nous aime qu’en surface.

- Tu ne vois que le négatif, conclus-je sèchement.

Sur ce, je repars dans ma chambre, contrariée. Je rejoins ma famille au rez-de-chaussée une seconde pour tout de suite me faire dire que j’aime une personne qui ne m’aime pas réellement. Tant qu’à ça, aussi bien rester en haut. Je claque la porte et fais sortir fort ma musique du haut-parleur. Voilà la seule chose qui arrive à me faire un minimum de bien ces temps-ci.

* * *


Ce soir, en descendant au rez-de-chaussée pour me préparer une collation, je remarque que ma mère est seule au salon à lire une revue. Telle une petite fille en manque d’affection, je vais m'asseoir près d’elle.

- Coucou, lui fais-je en m’installant à côté.

- Allo, me répond-elle en levant les yeux de son livre.

Je me sens si loin de ma mère depuis un temps. On cohabite ensemble, on se croise dans la maison, mais sans avoir un réel lien. Je ne la connais plus. Tout ce que je vois d’elle c’est quand elle travaille sur ses dossiers ou quand elle s’occupe de la maison. Je décide donc de m’informer sur son travail.

- Qu’est-ce que tu fais au travail ces temps-ci?

Elle semble surprise par ma question. Comme si parler de son emploi n’avait jamais été une idée envisageable.

- Pourquoi tu me demandes ça?

- Je suis curieuse, c’est tout. Ta job occupe une grosse partie de ta vie et je n’en connais rien.

- C’est que je ne peux pas vraiment t’en parler, m’avoue-t-elle. Les clients que je représente me font confiance.

- Tu n’as qu’à ne pas dire leurs noms.
L’air songeuse, elle enlève ses lunettes de lecture.

- Je préfère ne pas entrer dans les détails mais je t’avouerais que mes dossiers en ce moment me pèsent beaucoup.

- C’est quoi les cas?

- Des cas de viol et de maltraitance.

- Mon dieu, c’est lourd, m’exclamé-je.

- Oui, très lourd, confirme-t-elle en remettant ses lunettes.

Je m’affale dans le divan. Ma mère est vraiment forte pour faire ce métier. Depuis toute petite, je rêve d’aider les gens, comme elle. J’ai longtemps voulu devenir psychologue, mais plus je vieillis, plus je sens que je n’en serais pas capable.

- Maman, comment on fait pour se sortir d’un deuil?

J’ai sorti cette question sans réfléchir. Mathias me manque tellement et ça fait deux mois qu’il est mort. Ce soir, je m’accroche à ma mère comme une désespérée.

- Tu m’en poses des questions ce soir, s’étonne-t-elle.

- Bah, c’est que je suis en deuil et j’ai l’impression que ça ne passera jamais.

- À cause de Mathias?

- Oui, soufflé-je.

Elle repose ses lunettes sur son livre.

- Je comprends qu’à l'adolescence on soit à fleur de peau. Nos difficultés paraissent insurmontables.

C’est quoi le rapport avec l'adolescence? Elle passe totalement à côté de ce que je suis en train de lui confier.

- Je pense que tu ne comprends pas, insisté-je. Je suis en deuil.

- C’est bon arrête de dire ça. Tu as de la peine, je sais. Mais le temps arrange les choses. Tu vas finir par aller mieux, je te le promets.

Je me sens vraiment bête à cet instant précis. Donner de la légitimité à ce que je ressens n’était pas une bonne idée en fin de compte. Ma peine qui a besoin de réconfort vient de se faire chiffonner.

Sans rien ajouter, je retourne à ma chambre en laissant tomber l’idée de me faire une collation. Je n’ai vraiment plus faim.

Commentaires

  1. Elle est à la recherche de soutien. Dommage, sa mère n’a pas compris.
    Ne laisse pas tomber Sarah,

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Critique : Déracinée

Sans trace - CHAPITRE 1

Sans trace - CHAPITRE 2