Ta délivrance, ma souffrance - CHAPITRE 6
6. What If
Novembre
Je ressens un vide à l’intérieur. On dirait que quelqu’un est venu arracher une part de moi. Il y a un gros trou dans mon cœur qui me fait terriblement mal. La seule chose qui pourrait remplir ce vide serait que Mathias revienne à la vie.
Nous sommes à la fin de la deuxième semaine d’un monde sans Mathias. On dirait que tout autour de moi est devenu trop léger. Ou bien c’est ma propre énergie qui est devenue trop lourde. Margot parle mais je n’arrive pas à me concentrer sur sa matière. Je fais pourtant de gros efforts mais ça me tue d’essayer de suivre ce qu’elle dit. J’ai tellement mal, on dirait que quelqu’un est en train de me broyer le cœur.
- Ayoye Sarah! Tu trembles dont ben, me chuchote le gars à côté de moi, comme si c’était drôle.
Ben oui épais! Mes mains tremblent de manière démesurée. Merci de me le dire, je n’avais pas remarqué. C’est cocasse, hein? On dirait que j’ai le parkinson. Pauvre con. Ça me complexait déjà, tu n’avais pas besoin d’en faire la remarque. Je ne comprends pas ce que j’ai, c’est trop bizarre.
Je n’en peux plus, et le cours n’est pas près de se terminer.
Je lève la tête, Margot vient d’arrêter de donner sa matière.
- Bon. Je vois bien que vous êtes tannés. On est vendredi après-midi, dernière période… Je vous laisse libre pour le reste du cours.
Un cri de joie s’exprime de manière homogène au sein du groupe pendant que j’expire fort et m’écrase sur mon bureau. J’entends la classe se mettre à parler, les chaises bouger et les élèves se déplacer vers leurs amis tandis que je garde ma tête enfouie dans mes bras et me noie dans mon chagrin. Pendant tout le cours, je luttais de toutes mes forces pour rester à la surface de l’eau et maintenant, je me laisse enfin couler. Les larmes perlent sur le bord de mes yeux mais ne se déversent pas. Je m’ennuie tellement de toi, Math.
Margot passe devant mon bureau et remarque ma mine de déterrée.
- Ça ne va pas Sarah?
Non ça ne va vraiment pas. J’ai l’impression que ma peine est sur le point de m’étouffer. Dans un élan d’effort, je relève ma tête. Mon enseignante me regarde avec une interrogation mélangée à de la compassion. Je n’ose pas lui parler. Je lui fais tout de même un signe de non de la tête. C'est alors qu’elle s’assoie sur la chaise vide à côté de moi, laissant toujours un silence apaisant qui m'invite à parler. Je finis par me lancer.
- Tu sais, le garçon qui s’est suicidé?
- Oui.
Je prends le temps d’inspirer.
- Il était mon meilleur ami quand nous étions au primaire
Une expression qui mélange surprise et tristesse s’installe sur son visage.
- Oh. Je suis vraiment désolée pour toi.
Je baisse la tête, un peu mal à l’aise face à la compassion qu’elle m’apporte. Je ne le mérite pas. Nous n’étions pas amis. Enfin, pas dernièrement.
- Je comprends que tu aies de la peine, continue-t-elle. Vous avez déjà été proches.
En effet. On a déjà été proches. Je fais un sourire triste en me remémorant des souvenirs.
- Oui, quand j’avais environ dix ans, on était tout le temps ensemble.
- L’important c’est de s’accrocher aux beaux souvenirs, me conseille Margot. C’est comme ça qu’on le garde vivant.
Vivant.
Mais il ne le sera plus.
Je passe les dernières minutes de la période à parler avec ma professeure. Elle réussit à me faire raconter quelques souvenirs de la petite école que j’ai en commun avec Mathias. J’ignore si elle fait semblant de s’en intéresser mais si c’est le cas, elle cache bien son jeu.
La cloche est sur le point de sonner. Presque toute la classe, pressée de partir, s’entasse près de la porte. Margot se lève afin de ramener un peu d’ordre.
- S’il-vous-plaît tout le monde. Je ne veux pas de mottons sur le bord de la porte.
Mais presque personne ne l’écoute. Ils ont tous si hâte que la fin de semaine commence. Je reste assise à ma place, ramassant tranquillement mon matériel. La cloche sonne enfin. Je pars vite de l’école. Je n’ai pas croisé mes amis pour leur souhaiter une bonne fin de semaine. Je n’attends même pas mon frère. J’ai juste hâte d’enfin me retrouver seule. Je n’en peux plus d’être entourée d’autant de monde. Je voudrais pleurer, crier, briser tout sur mon passage. Je ne veux plus garder mon tumulte d’émotions à l’intérieur. Je me faufile du mieux que je peux à travers la marée humaine. Pourraient-ils avancer plus vite? J’étouffe, je veux me retrouver dehors. Je fonce dans la porte et marche à grands pas en direction de chez moi. Juste sortir du terrain de l’école, ça ira déjà moins pire. Tassez-vous, j’ai besoin de solitude, de silence…
Je trébuche sur une roche et tombe en pleine face par terre, entourée de plein de monde.
Merde. Merde. MERDE.
Une fille se penche sur moi.
- Est-ce que t’es correct?
- Oui tout va bien merci, lui dis-je d’une voix sereine en me relevant le plus vite possible.
J’ignore où j’ai trouvé la force de lui répondre de cette façon. J’aurais juste envie d’envoyer chier tout le monde et d’étaler ma souffrance partout. Je repars en vitesse vers chez moi. Je n’ai jamais trouvé le chemin aussi long. Je donnerais un million de dollars pour me téléporter directement sur mon lit.
* * *
Pendant que je fais mes devoirs à mon bureau, j'entrecoupe mes études par de furtives visites sur la page Facebook, Hommage à Mathias Gauthier. Une publication vient de sortir. Elle annonce les funérailles de Mathias samedi prochain. Je dois absolument y aller. Ma mère rentre du travail à l’instant même. Je veux y aller avec elle alors je descends la voir pour lui demander.
- Maman?
- Oui? me répond-elle en enlevant son manteau.
- Samedi prochain c’est l’enterrement de Mathias. Est-ce que tu voudrais venir avec moi?
- Bien sûr peanut. C’est à quelle heure?
- Treize heures.
- Parfait. On ira ensemble.
Un soupir de soulagement s’échappe de moi. Je remercie ma mère et retourne à mes études.
Mon devoir de mathématique doit souffrir de rejet à cet instant précis. Je le touche à peine. Je me demande, si Mathias et moi étions allés à la même école, serions-nous encore amis? Peut-être. Et serait-il encore vivant? Il s’est évidemment brisé un truc en lui depuis qu’on ne se parle plus. Quand est-ce que son mal de vivre est apparu? Quel en est l’élément déclencheur? Si nous étions restés amis, j’aurais probablement remarqué qu’il allait mal. Il était tellement lumineux à l’époque, et plein d’énergie. Il y a sûrement eu un changement dans son attitude. Sa mère, ses amis, quelqu’un a-t-il remarqué qu’il allait mal? Ou absolument rien ne laissait présager ce qu’il allait faire?
Argh! Toutes ces interrogations me rendent folles. Mon cœur se noie dans cette tempête de « si » et de questions. Je vais faire une crise cardiaque si je continue de ruminer tout ça. Je dois aller courir. J’enfile mes vêtements de sport, attache mes cheveux en queue de cheval et dévale les escaliers.
- Je vais courir, crie-je à travers la maison avant de claquer la porte derrière moi.
Malgré ma course, le flot de réflexions continue de couler. Si nous étions restés amis, est-ce que son destin en aurait été autrement? Qu’est-ce qui l’a amené au suicide? Il a bien dû se passer quelque chose. Quand nous étions amis, il était heureux, il respirait la joie de vivre, il se projetait dans l’avenir, il avait des projets… Peut-être qu’il a commencé à broyer du noir quand il est entré au secondaire. Ça expliquerait pourquoi je ne l’ai jamais vu changer. En même temps, peut-être que son attitude n’a jamais réellement changé. Ce n’est pas écrit dans le visage de quelqu’un qu’il est suicidaire. Jamais je ne pourrai le savoir. Nous n’étions vraiment plus assez proches. Donc probablement qu’il a commencé à être malheureux au début du secondaire. Ça serait logique dans un sens. Le début du secondaire est souvent une période difficile. On entre dans l'adolescence, nous sommes en pleine période d’adaptation, de remise en questions, on doit se battre pour faire notre place. Je me rappelle, moi-même, j’ai trouvé ça un peu difficile de commencer le secondaire. Je n’avais pas d’amis, j’étais perdue, petite et discrète. J’ai passé ma première année complètement seule. Heureusement que j’ai rencontré Rose en secondaire deux. Avant elle, je mangeais seule chaque midi, je n’avais personne à qui parler entre les cours et me trouver un coéquipier pour les travaux d’équipe correspondait à une de mes pires angoisses. Ce n’était pas une très belle période de ma vie. Par contre, je peux pas dire que j’étais déprimée. J’ai été une enfant optimiste de nature. Et à douze ans, je possédais encore un peu mon état d’esprit enfantin. Pendant que les filles de ma classe commençaient à parler de garçons et de mode, je jouais encore aux playmobils et aux Barbies avec mon frère. Je voyais toujours la vie de manière assez légère, même si je baignais dans le secondaire ; un univers parfois trop superficiel. Je ne réalisais pas la superficialité du monde qui m’entourait. J’étais une jeune adolescente naïve. Je menais ma petite vie, tranquille, sans déranger personne. Cependant, je peux comprendre que cette période de l'adolescence soit plus difficile pour certaines personnes. Ce fut probablement le cas pour Math.
Je rentre à la maison en sueur. Je file à la douche avant que le souper ne soit prêt.
En sortant, je m’enroule dans une serviette et me couche sur le tapis. Je sors mon téléphone pour relire la lettre de Mathias une autre fois. Je ne suis pas certaine de la raison pour laquelle je relis ce texte. Peut-être que je cherche un sens à ce qu’il a écrit. Ou je veux sentir sa présence à travers ses mots.
J’entends la voix de ma mère crier.
- Venez souper!
Je m’habille en vitesse et descends à la cuisine. Je me fais une assiette et rejoins ma famille à table.
- Sarah.
Je lève la tête de mon assiette. Ma mère me dévisage avec tout le sérieux du monde. Ça m’inquiète.
- Oui?
- Samedi prochain, j’ai une rencontre avec un client à midi. Il m’a écrit tantôt. Finalement, je ne pourrai pas être avec toi aux funérailles.
Je laisse tomber ma fourchette. Je n’y crois pas. Elle ne peut pas me faire ça!
- Mais tu viens de me dire que tu m’accompagnerais, craché-je en tenant mal ma colère.
- Je sais peanut. Je suis désolée mais ça s’est fait en urgence.
- Franchement, elle est si importante que ça cette réunion?
- Oui, tranche-t-elle.
- Et il n’y avait vraiment pas d’autres moments pour la faire?
- C’était le seul moment où il était disponible.
- Toi aussi tu as des trucs de prévus et des moments où tu n’es pas disponible. Pourquoi c’était à toi de faire un sacrifice?
- C’est comme ça, Sarah.
Tu parles d’une réponse débile. Je n’arrive plus du tout à avaler mon repas. J’ai l’impression que ma mère vient de me laisser tomber d’une falaise alors qu’elle m’avait assuré qu’elle avait bien attaché la corde de sauvetage. J’ai besoin d’elle pour passer à travers cette journée. J’ai besoin de ma maman à mes côtés. Elle est la seule à pouvoir m’apporter ce réconfort et cette sécurité. Et puis, comment je suis censée m’y rendre si elle n’est pas là pour me reconduire? Je la maudis en silence fixant ma nourriture que je pique violemment avec ma fourchette.
- Je pourrais y aller avec toi, propose Émile comme pour briser le silence malaisant.
Je lève la tête et le regarde avec ironie.
- Toi? Le gars qui trouve ça drôle que Mathias se soit pendu?
- Sérieux Sarah! Tu ne vas me remettre ça sous le nez? J’ai jamais trouvé ça drôle ce qui s’est passé.
Je continue de planter ma fourchette dans le fond de l’assiette. Ma remarque était méchante et totalement gratuite. Seulement, je suis en colère contre ma mère et j’avais besoin de la déverser quelque part. C’est malheureusement tombé sur mon frère.
- Je sais que j’ai été maladroit, s’excuse Émile. Mais crois-moi, Mathias a tout mon respect.
Je le sais bien, Émile. C’est moi qui suis conne. Je ne t’en veux pas.
- Je trouve que ça serait une bonne idée que vous y alliez ensemble, finit par dire ma mère. Encore une fois, je m’excuse de ne pas pouvoir être là, mais Sarah, je ne veux pas que tu sois prise pour y aller seule. Je suis certaine que vous pouvez traverser ça ensemble, tous les deux.
Je regarde mon frère droit dans les yeux. Il a le regard doux, sincère. Ça me convainc.
- Okay, finis-je par abdiquer.
Après le souper et la vaisselle lavée, Émile vient me voir au salon.
- Écoute, je te dois bien ça, t’accompagner dans ce moment. J’ai été insensible au début. Je ne réalisais pas vraiment ce qui c’était passé. Si je peux en quelque sorte, être là pour lui rendre hommage. Il a quand même été ton meilleur ami.
- Émile, je ne t’en veux pas. J’ai agi en frustrée tantôt parce que j’étais fâchée. En fin de compte, je suis contente que tu veuilles venir avec moi.
Il me sourit affectueusement.
- Parfait, conclut-il.
Une étincelle de moquerie apparaît dans ses yeux. Cette étincelle de petit frère. Mais qu’est-ce qu’il s'apprête à dire?
- Et puis, on lui en doit bien une à Mathias. Sans lui, t’aurais été une rejet au primaire.
Je pouffe de rire. Le pire c’est qu’il a raison.
- Et il faut le remercier pour ça, ajouté-je sur un ton complice.
- Exactement.
Après avoir partagé un rire qui fait un bien fou, je lui dis :
- Merci Émile.
- Fait plaisir Saga.
* * *
La seule fois où je suis allée à des funérailles, c'était celles de mon grand-père quand j’avais sept ans. J’en retiens un bon souvenir. C’est assez vague mais je me rappelle que l’atmosphère était chaleureuse. La famille était ravie de se voir, les adultes se remémoraient de bons moments qu’ils avaient partagés avec mon grand-père, et j’avais passé les heures à m’amuser avec ma cousine et mon cousin.
Je me demande ce que je vais porter pour les funérailles de Mathias. Je parcours ma garde-robe à la recherche d’un habit mais j’ignore qu’est-ce que j’ai là-dedans qui serait digne d’être porté. Ma capacité d’en juger est nulle. Je descends chercher ma mère pour qu’elle vienne à ma rescousse.
- Maman, l’appelé-je en la rejoignant dans la salle à manger.
- Oui? me fait-elle sans quitter ses dossiers des yeux.
- Je ne sais pas quoi porter pour l’enterrement.
- Tu n’as pas quelque chose de sobre et de légèrement chic? propose-t-elle en posant son document sur la table.
- De sobre, oui. Tu me connais. Je n’ai presque rien de coloré dans mon linge. Mais de chic…
J’affiche une moue voulant dire que « Sarah » et « chic » ne vont pas dans la même phrase.
- Je suis sûre que je vais te trouver quelque chose, me sourit-elle avec confiance.
Elle se lève pour aller dans ma chambre. Je la suis. Avec assurance, elle fouille partout dans ma garde-robe et mes tiroirs. Cette intrusion me rend un peu mal à l’aise.
- C’est quoi ça, me demande-t-elle en pointant un fouillis d’objets dans le fond de mon placard.
- Ce sont des trucs à moi.
- Ça traîne.
- C’est caché dans ma garde-robe, m’exaspéré-je. Ça fait tout sauf traîner.
- Il y aurait quand même un petit ménage à faire.
- Eille! m’exclamé-je agacée par ces jugements gratuits. T’es là pour m’aider à trouver une tenue ou pour critiquer l’état de ma chambre?
- Ne le prend pas comme ça. Tu sais, je peux très bien te laisser t'arranger seule.
Je réponds par un simple grognement pendant qu’elle continue d’analyser mon linge.
- Ta petite jupe noire pourrait faire l’affaire, conseille-t-elle en la décrochant de son cintre.
- Elle est rendue trop petite.
La dernière fois que je l’ai portée, je devais avoir onze ans. Ma mère remet la jupe à sa place.
- Et cette robe? propose-t-elle en sortant une petite robe grise que je n’avais pas vue depuis un bon moment.
- D’où tu sors ça? demandé-je étonnée de voir une robe dans mon placard.
- Elle était dans le fond.
J’avais oublié cette robe. Ma mère me l’avait achetée pour une soirée avec ses collègues. C’était la seule fois où je l’ai porté. J’avais fini par effacer son existence de ma mémoire.
- Ça serait parfait, affirme-t-elle. Elle est jolie, toute simple.
- C’est vrai mais elle doit être un peu serrée maintenant.
- Tu n’as pas vraiment grossi depuis, rétorque-t-elle. Essaye-la.
Elle me la met dans les mains et sort de ma chambre pour que je puisse l’enfiler. Je m’exécute. Elle me va encore. Je me sens juste un peu bizarre. Ce n’est pas habituel pour moi de porter une robe. J’ouvre la porte à ma mère pour qu’elle voie le résultat. Elle me dévisage de la tête aux pieds.
- Tu es très belle peanut. C’est parfait.
Je ne peux pas concevoir que je suis en train de me préparer pour les funérailles de Mathias. Le petit Math avec qui je jouais enfant va être enterré. Dans quel monde parallèle suis-je tombée?
Sans rien dire, je serre ma mère contre moi.
- Peanut, m’appelle-t-elle tendrement.
Elle m’entoure de ses bras à son tour tout en me flattant les cheveux.
- Alors on va y aller avec ça, conclue-je en m’éloignant de l’étreinte maternelle.
- Parfait, acquiesce-t-elle.
Elle retourne à son travail tandis que je reste plantée là, dans mon cadre de porte.
Commentaires
Enregistrer un commentaire