Ta délivrance, ma souffrance - CHAPITRE 5

 

 5. How To Save a Life


Novembre

Je me réveille vraiment tard ce matin. Je suis soulagée d’avoir rattrapé mon manque de sommeil. Ça m’a tellement fait du bien. Je suis encore fossilisée dans mon lit, incapable de me lever. Je trouve tout de même un peu d’énergie pour attraper mon téléphone. J’ai quelques messages. Le premier ; Rose revient sur la soirée d’hier. Je retiens mon souffle, j’ai peur qu’elle m’ait envoyé des reproches, qu’elle m’en veuille de m’être emportée hier. Pourtant, c’est moi qui en veux à mes amis. Heureusement, son texto est rassurant.

Rose
{Pour ce qui est d’hier soir, on est désolés Sarah :( Émile nous a dit que tu avais connu Mathias. Je veux pas que tu aies de la peine mon coeur.}

Aaagh! Super-Émile leur a tout dit. Merde, je ne me sens pas à l’aise avec cette attention. Je n’ai jamais cherché la pitié. Mais bon, j’apprécie tout de même que Rose m’envoie de la compassion. Ça crée un contraste satisfaisant avec son attitude d’hier. J'ai aussi un message de William.

William
{Ne sois pas fâchée Sarah. On discutait c’est tout. On comprend que tu aies de la peine. T’as notre soutien.}

J’avais peur qu’ils me prennent pour une hystérique et que Will soit frustré que je me sois énervée contre lui. Mais son texto est calme. Ils ne m’en veulent pas d’avoir pété les plombs. Je suis soulagée. En guise de réponse, je les remercie et leur écris que tout est oublié. Je reçois immédiatement un cœur de la part de Rose.

Je finis par me lever. Aussitôt que je sors de ma chambre, je croise mon frère qui sort de la sienne. Il est déjà habillé, évidemment. Il est presque midi. Je me sens soudainement crasseuse en bobettes, avec mon chandail de laine de la veille, mes yeux encore croûtés et mon toupet qui part dans tous les sens. Mais ce n’est pas grave, je ne suis jamais gênée devant mon frère. Non, ce qui me rend mal à l'aise, c'est le souvenir de la soirée d’hier qui se place entre nous. Je ne sais pas quoi lui dire mais il me devance.

- Tu n’avais pas envie de mettre un pantalon? demande-t-il sur un ton léger.

- La bouffe passe avant le linge.

Il sourit mais baisse la tête.

- Écoute Émile, je suis désolée d’avoir pété les plombs hier. J’ai été un peu dure.

- Non, je comprends. C’est moi qui suis désolé. On n’a pas été très soft et pourtant, le sujet était délicat. Je me sentais mal. J’ai écrit aux autres pour leur dire que tu connaissais Mathias…

- Je sais, le coupé-je.

Il me regarde un instant en silence. Je sais qu’il veut ajouter quelque chose. Je connais mon frère, je l’entends penser. Il prend le temps de choisir les bons mots ou de juger si ce qu’il a à dire en vaut la peine.

- Est-ce que tu vas bien?

Sa question me prend un peu au dépourvu. Ce n’est pas le genre de question vide qu’il pose par politesse. Émile est réellement en train de me demander comment le suicide de Mathias m’affecte.

- En fait, depuis que je l’ai appris, je me sens de plus en plus triste. Je…

Je ne sais pas quoi ajouter. Je ne saurais pas expliquer comment je me sens. Je ne pourrais pas dire que je m’ennuie de lui puisqu’on ne se voyait pas. Mais bizarrement, c’est le cas. Enfin, je crois.

- Je suis triste que celui qui était mon bon ami ait fait… se soit...

Bordel, je ne sais pas m’exprimer.

- ... mais ça va sinon.

Voilà. C’est plus facile de jouer la carte : tout va bien. Émile ne semble pas très convaincu. Je l’entends encore penser.

- Je vais manger des gaufres, conclus-je souriante en me dirigeant vers le rez-de-chaussée.

Sans rien ajouter, mon frère me suit en bas. Je m’installe pour déjeuner tandis qu’il va écouter la télé au salon.

* * *


C’était la rentrée scolaire de ma sixième année. Le premier jour de ma dernière année au primaire. Aussitôt que ma mère nous a reconduits sur la cour d’école, mon frère est parti rejoindre ses amis. De mon côté, j’ai attendu sur le bord de la clôture que Mathias arrive. Après quelques minutes d’attente, j’ai vu l'Audi de son père se stationner sur le bord du trottoir et mon meilleur ami en descendre.

- Maaaath, ai-je crié.

- Saraaaah, m’a-t-il répondu sur le même ton en se tournant vers moi.

Il a contourné la clôture et s’est jeté dans mes bras.

- C’était ben long avant que t’arrives, lui dis-je sur des faux airs de reproches.

- Mon père s’est réveillé un peu en retard. Alors il m’a réveillé un peu plus tard.

- Pourquoi il n’a pas mis son réveil matin?

- Il n’en a pas.

- Quoi? Il a assez d’argent pour s’acheter une Audi mais pas assez pour un réveil matin? l’ai-je taquiné.

- Ha. Ha. m’a-t-il fait de manière sarcastique.

Je me suis mise à rire. Il m’a souri puis a expliqué.

- C’est qu'habituellement, il n’en a pas besoin.

- Faudra qu’il fasse attention. Il est hors de question que tu me laisses seule un autre matin.

- Mais je suis là maintenant, a-t-il déclaré.

La cloche a sonné.

- Mais on n’a pas eu le temps de jouer.

- On se reprendra à la récré, m’a-t-il rassurée.
En effet, à l’heure de la récréation, nous avons joué dans les modules. On faisait semblant qu’on était à la guerre.

- On va dire qu’il y a de la lave en dessous et que je devais me rendre de l’autre côté pour te rejoindre. Et là tu vas être super inquiète pour moi.

- Okay.

Avec mon meilleur jeu d’acteur, je me suis exclamée :

- Non Mathy! C’est trop dangereux.

- Zara! L’ennemi est derrière toi!

Dans un mouvement que j’imaginais badass et stylé, je me suis retournée et me suis mise à faire semblant de tirer du pistolet.

- Ils sont trop nombreux! Ah, je suis touchée!

C’était comme ça à presque tous les midis et aux récréations.

Je m’ennuie de ces moments d’innocence. Mathias et moi avions inventé un jeu qui se déroulait dans un univers mélangeant science fiction et guerre apocalyptique. Nous nous prenions pour de vrais guerriers. J’adorais quand Mathias disait le mot « flingue » avec un faux accent français. Il disait souvent « je vais les descendre avec mon flingue » ou « passe-moi le flingue ». J’adorais le style que ça lui donnait.

Posée dans le salon, j’essaie d’avancer le roman que je dois lire dans mon cours de français, mais je n’ai aucune concentration. Mathias me manque. J’aimerais tellement le revoir. On aurait pu reprendre contact. Pendant une seconde, j’aurais pu le faire, mais il est trop tard maintenant.

Je sors mon téléphone. Une page Facebook a été créée pour lui rendre hommage et lutter contre le suicide. Quelques photos de mon vieil ami s’y trouvent. J’aime les regarder. Elles me donnent l’impression qu’il n’est pas disparu. En même temps, ces photos sont frustrantes car je sais que je ne le reverrai plus et elles me rappellent cette proximité inaccessible. Pourtant, je continue de les regarder comme si je me raccrochais à un vain espoir.

Plusieurs publications et commentaires se rajoutent. Des messages tels que    « mes condoléances aux amis et à la famille » reviennent souvent. Ces phrases de sympathie ne s’adressent pas à moi. Je n’étais ni une amie, ni de la famille. Pourtant, je suis en deuil moi aussi. Suis-je une imposteure? Est-ce que mon deuil est réel? Ma peine est réelle, mais est-elle légitime?

La photo de profil de la page est un selfie de Mathias. Il ne sourit pas. Il reste quand même vraiment beau même si je préfère les photos où il sourit. Son sourire était magnifique. Si rayonnant et craquant. Je défile les photos et j’en vois une où il sourit à pleines dents. Malgré ma peine, je ne peux m'empêcher de sourire à mon tour à la vue de cette magnifique expression contagieuse. Il est si charmant.

Il était si charmant.

Bordel, ça fait mal de parler de lui au passé. Est-ce que je devrais arrêter de regarder ces photos? Mon cœur s'effrite à petit feu. Un commentaire sur cette photo me donne des frissons :

{Il avait l’air si heureux.}

En effet, il a l’air heureux sur ce cliché. Comment arrivait-il à cacher un aussi profond mal-être? Comment arrivait-il à sourire alors que le suicide l’appelait?

La sonnette de porte me sort brusquement de mes pensées. Je vais répondre. La porte s’ouvre sur mon père. Qu’est-ce qu’il fait là?

- Papa?

- Salut Sarah. Comment tu vas?

Je reste plantée devant lui sans rien dire. Je ne comprends pas ce qu’il fait ici.

- Ça va bien, finis-je par répondre comme une automate. Tu n’es pas à Québec?

- J’ai dû revenir pour signer quelques documents et j’en profite pour venir vous voir.

Je lui réponds par un simple petit sourire. Il me sourit à son tour.

- Est-ce que ton frère est là?

J’étouffe un rire jaune.

- Je pense pas qu’il ait envie de te voir.

- Il faut que j'essaye pareil. Je veux pas qu’on se laisse comme ça.

Des bruits de pas dévalant l’escalier captent notre attention. Émile, passant la dernière marche, fronce les sourcils en apercevant notre père.

- Maman est au travail, lui lance-t-il sèchement, l’invitant subtilement à partir.

- C’est pas elle que je suis venu voir. Je voulais vous parler à toi et Sarah.
Il s’arrête de parler un instant, comme s'il cherchait à trouver les bons mots.

- Quoi?? s’impatiente Émile.

- Je n’ai pas envie qu’on en reste là. Ce n’est pas parce que je vais être à Québec que je serai moins votre père. On pourra rester en contact, vous serez toujours les bienvenus chez moi…

- Tu nous niaises là? le coupe Émile. On ne se voyait déjà jamais quand on habitait la même maison. Penses-tu vraiment que ça va être mieux quand tu vas être à deux-cents-cinquante kilomètres?

- C’est pas si simple Émile.

- Ben pour moi ça l’est. Tu étais toujours pris par ton travail qui te déprimait. T’avais presque l’air d’oublier que tu avais une famille. Et ton déménagement est assez révélateur en ce qui concerne l’importance qu’on a pour toi.

- Je ne suis pas en train de vous rejeter.

- C’est de ça que ça a l’air en tout cas.

- Émile, j’ai pas envie qu’on soit en chicane. On peut toujours rester en bon terme et communiquer souvent, même si on habite loin. J’aimerais beaucoup que tu viennes à Québec pour Noël.

- Ben oui. T’aimerais ça montrer que tu es un bon père devant la famille. Montrer que tu es proche de tes enfants, que tu es en harmonie avec eux et nier le fait que tu ne les vois jamais et que tu déménages loin d’eux.

J’observe la scène, légèrement en retrait, accotée sur le mur. Mon frère blessé et en colère, mon père mal à l’aise… Je trouve Émile trop dur mais je n’ose pas m’interposer. Je me fais toute petite.

- Arrête de faire semblant que tu t’intéresses à nous, continue Émile. Va-t-en à Québec et fous-nous la paix.

Sur ces violentes paroles, notre père ne semble plus savoir quoi ajouter. Sans dire un mot, il tourne le dos à son fils et part en direction de la porte. Une main sur la poignée, il me lance un dernier mot :

- On se voit à Noël Sarah.

Je lui réponds par un sourire et un hochement de tête. Il jette un dernier regard à Émile et disparaît à l’extérieur.

Je ressens un certain malaise par rapport aux cinq dernières secondes qui viennent de passer. On aurait dit qu’il essayait de narguer mon frère sur le fait que moi, j’accepte de passer Noël avec notre père et lui non. Peut-être que je me fais des illusions. Je ne veux pas prêter de mauvaises intentions à mon père.

Mes yeux se tournent vers Émile. Il me dévisage de son regard sévère.

- Tu vas vraiment aller passer Noël chez lui?

Je soupire.

- Oui Émile. Je te comprends d’être fâché contre lui. Mais moi, j’ai pas envie de lui tourner le dos. Et j’aurais besoin que tu ne me méprises pas à cause de ça, s’il-te-plait.

Ses traits se décrispent à moitié. Il va vers le salon.

Je reste plantée là, toujours accotée au mur. Je ne sais pas quoi faire de mon corps. Mon esprit se perd dans la mélancolie. Je décide d’aller m’enfermer dans ma chambre et me coucher sur mon lit. Je revois Mathias me sourire et m’inviter à jouer dans les modules de l’école.

Les larmes coulent à flots sur mes joues.

* * *


Benoît, notre professeur d’univers social, nous laisse souvent faire les exercices en équipe. Ce qui finit toujours par créer plein de petits groupes qui parlent de tout sauf du travail à faire. Avec mes amies, nous sommes quand même disciplinées même si parfois, nos conversations dérivent ailleurs que vers les pages de notre cahier.

- Il me semble que la définition exacte du PIB est directement dans le premier paragraphe, fait Flavie en faisant défiler les pages de son cahier.

Des brèches de conversation autour de nous me parviennent à une oreille.

- … il connaissait Mathias…

Quoi? Math? Qui parle de Math? À la mention du nom de mon ami, je lève la tête à la recherche du locuteur.

C’est David qui travaille avec son ami au bureau en face de nous.

- Qui connaissait Mathias? lui demandé-je subitement.

Il se retourne, surpris. Mes deux amies me regardent, surprises notamment.  

- Mon ami Thomas, finit par me répondre David. Il était ami avec Mathias.

- Le connaissais-tu toi aussi? demandé-je.

- Pas vraiment. Je l’ai peut-être croisé une ou deux fois. Mais Thomas se tenait avec lui à l’école.

- My god! m’exclamé-je. Il doit être dévasté.

Je ne me tiens plus avec Mathias depuis quatre ans et son suicide me met complètement à l’envers. Je ne peux pas m’imaginer ce que dois vivre ce Thomas.

- C’est rough, en effet, confirme David. Juste la veille, ils s’étaient textés. Jamais il ne se serait douté que c’était la dernière fois qu’il lui parlait.

Je m’accroche aux paroles de David comme si le moindre de ses mots avait la possibilité de faire apparaître Mathias ne serait-ce qu’un instant.

- Ils se sont dit quoi? l’intérogé-je, cherchant un peu de présence de Mathias à travers ses derniers textos.

- De ce que j’en sais, Tom lui demandait s’il venait fêter l’Halloween et il lui a dit qu’il préférait rester chez lui.

- Il n’y a rien qui indiquait ce qu’il ferait le lendemain? demande soudainement Flavie, un éclat de tristesse dans les yeux.

Oh mon dieu. Je réalise qu’il s’est suicidé le lendemain du party d’Halloween. J’étais en train de faire la fête pendant que lui était au plus bas. Il a tout gardé pour lui, n’a rien dit de son mal être à personne, même pas à ses amis proches. Je ne peux pas y croire. Pendant que je vivais un pur moment de joie et d’insouciance, Mathias… préparait son suicide. C’est impensable. Le lendemain, je suis allée à l'école, normale. Et lui s’est TUÉ.

Et le pire dans tous ça, c’est que j’ai pensé à Mathias à ce moment précis!!!

- Il aurait tellement dû lui dire qu’il allait mal, soumet Rose. Vous voyez, s’il lui avait dit « je vais me suicider demain », l’autre aurait pu appeler la police et Mathias aurait été pris en charge.

- Voyons Rose, la reprend Flavie. Quelqu’un qui a l'intention de se suicider ne va pas le crier sur les toits.

- Il ne l’aurait pas crié sur les toits, rétorque Rose. Il se serait confié à un ami. C’est tout. C’est pas si fou ce que je dis. Ça peut arriver que quelqu’un le dise à un proche.

Une partie de moi est soulagée d’en apprendre plus sur Mathias. Ces informations qu’apporte David me rapprochent de mon vieil ami. Je veux comprendre ce qui s’est passé dans sa tête pour qu’il en arrive à se pendre. Mais une autre partie de moi a peur de ce qu’elle apprend. Je n’arrive pas à concevoir quel genre d’état d’esprit pouvait l’habiter. Surtout en même temps que le mien était tout à fait innocent et heureux. Mathias était bel et bien préparé à se suicider pendant que je faisais la fête. Je respire trop vite tout à coup. Je ne sais pas ce que j’ai. Je sors de la classe sans rien dire et me dirige vers la salle de bain au bout du corridor. Je dois être seule. Je m’enferme dans la première cabine et essaie de retrouver une respiration normale.

Comment j’ai pu faire la fête pendant que mon ami d’enfance planifiait son suicide? Il était si près de moi. À quelques maisons. Et si je l’avais appeler à ce moment, aurais-je pu le sauver?

Trop envahie par ces questionnements torturants, je me laisse tomber sur le sol. Les larmes coulent de mes yeux, le déluge est apparu sans prévenir. Je vois tout embrouillé.

Après quelques secondes, je sens enfin ma respiration redevenir normale. Le visage de Mathias ne me quitte pas l’esprit cependant. Je continue de pleurer, assise au fond de cette cabine. Je suis pathétique. Je pleure quelqu’un avec qui je ne parlais jamais. Je ne pensais presque jamais à lui et maintenant, il occupe toutes mes pensées et il me manque terriblement. Le fait que j'aie été sur le party juste avant qu’il se foute en l’air est bien la preuve qu’il n’était pas si important que ça dans ma vie. La peine que je ressens est absolument hypocrite. Je me dégoûte.

Au moment où je retourne dans le local de cours, mon professeur me dévisage, étonné. On dirait qu’il n’a pas réalisé que j’ai quitté sa classe.

- Sarah, j’apprécierais que tu m’avertisses la prochaine fois que tu sors de classe, s’il-te-plait.

Oui, bien sûr. Et si jamais je fais une crise d’angoisse, je vais tranquillement vous avertir avant d’aller exploser ailleurs. Bordel, au secondaire, il faut même demander la permission pour s’isoler deux secondes. Ils veulent connaître notre localisation à tout moment. C’est fatigant. Pas certaine que Mathias aie motivé son absence le 1er novembre.

Oui bonjour madame la secrétaire. J'appelle pour motiver l'absence de mon fils Mathias. Il a prévu de se suicider. Et si jamais il réussit, il sera absent pour le reste de l’année scolaire. Merci, bonne journée.

- Est-ce qu’il a laissé une lettre? demande Flavie au moment où je me rassois à ma place.

Ils sont encore en train de parler de Mathias. Ça m'attendrit de voir que le monde se préoccupe de lui.

- Oui. Sa mère l’a trouvée sur la table quand elle est rentrée du travail. C’est en lisant les premières lignes qu’elle s’est mise à paniquer.

C’est compréhensible. Mon dieu, pauvre femme. C’est trop horrible.

- Je pourrais la lire? demandé-je d’emblée.

- C’est pas vraiment de nos affaires, Sarah, commente Rose.

Ce qu’elle vient de dire me fait mal. Ça me confirme que je n’ai rien à faire au sein de ce drame et que je devrais oublier ma peine sur le champ. Mais je ne peux pas m’empêcher de chercher la présence de Mathias partout où je peux. Tout ce qui pourrait m’aider à le comprendre, je le prends.

- Elle a été publiée sur la page Facebook, annonce David.

Quoi? Je ne l’ai pas vue!

- Ben là, s’indigne Rose. Ce n’est pas le genre de chose qui se publie sur les réseaux sociaux. C’est personnel.

- Je pense qu’ils l’ont publiée pour sensibiliser davantage de monde au suicide. Une lettre comme ça c'est concret, ça choque.

Même si c’est personnel, j’ai besoin de lire cette lettre de suicide. À la maison, je me connecte et je lis les derniers mots de Mathias.

* * *


La lettre fait partie des premières publications de la page. C’est pour ça que je ne l’avais pas vu passer. J’ai défilé beaucoup de statuts pour l’atteindre.

Chère maman,

Je suis terriblement désolé, mais je ne pouvais pas faire autrement. Être sur terre ne m’était plus supportable. Je tiens à te dire que tu n’y es pour absolument rien. Tu es une mère incroyable. J’avais trop de chance de t’avoir et sincèrement, je ne méritais pas toute ta patience et ton amour. Je m’en veux de te faire de la peine. Mais dis-toi que je suis bien mieux là où je suis maintenant.

Ce n’est pas parce que je suis mort que je ne serai plus là. Je serai toujours à tes côtés même si tu ne me verras plus. Je vais rester avec toi toute ta vie, te soutenir, t’épauler. Mon âme ne sera pas partie. Elle sera toujours avec toi.

S'il-te-plaît maman, continue de vivre. Sois heureuse avec Jean, fais-toi plaisir, fais ce que tu aimes. La vie n’était pas faite pour moi mais elle l’est pour toi.

J’espère que tu pourras me pardonner. Je t’aime tellement.

Bordel. Je n’arrive pas à croire que c’est lui qui a écrit ça. On dirait que j’écoute un mélodrame pour adolescents.

Mathias, mon chou, si j’avais pu te serrer dans mes bras...

J’aurais tellement aimé pouvoir faire quelque chose. Et si j’avais réussi à l’empêcher de se suicider? Avoir su ce qu’il allait faire, je ne serais pas restée au party d’Halloween.

Alors que je dansais avec mes amis, je les aurais subitement quittés pour aller chez Mathias. Je me dirais « Il n’est pas encore trop tard. Je vais lui parler. » Je me rappelle, il avait plu durant la soirée. J’aurais donc marché jusqu'à chez lui, sous l’averse. Mon imperméable m’aurait été très utile.

Par la suite, j’arriverais chez mon ami d’enfance. Il serait surpris de me voir. Depuis le primaire, les seules fois que nous avons été en contact sont quand nous nous croisions dans la ville. Me voir face à sa maison le déstabiliserait sûrement. Je serais là, devant sa porte, toute trempée dans mon costume de Georgie.

Qu’est-ce que je lui dirais?

Mathias, je sais ce que tu vas faire.

J’irais m'asseoir à ses côtés.

Ne fais pas ça, je t’en supplie. Il y a tellement de monde qui tient à toi. Il y a d’autres solutions. Il te reste tant à vivre.

Je sais qu’on s’est perdus de vue mais je tiens beaucoup à toi. Tu as marqué une bonne partie de ma vie et je réalise que j’aimerais qu’on redevienne amis. J’adore ta présence.


Je t’admire beaucoup. Tu es drôle, beau, amusant.

C’est alors qu’il se confierait à moi. Tout ce qu’il a gardé pour lui et qui a fini par le tuer, il m’en parlerait et se libérerait.

Je me prends pour une héroïne ou quoi? Pffff. Si sa famille, parents et amis proches n’ont rien pu faire, qu’est-ce que j’aurais pu faire, moi? On ne se voyait même plus. Quel impact j’aurais pu avoir sur lui? Mon fantasme est foncièrement absurde. Et puis, je n’ai aucune idée où sa mère habite. Comment aurais-je pu me pointer chez lui?

J’aimerais tellement être avec lui.

Mathias, je sais que tu as dit que tu ne quitterais plus ta mère, que tu resterais auprès d’elle pour la soutenir toute sa vie, mais reste avec moi ce soir. J’ai besoin de ta présence et de réconfort. Tu me manques tellement.

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