Ta délivrance, ma souffrance - CHAPITRE 4

  


 4. November

Novembre

Je me réveille brusquement, deux minutes avant que mon réveil matin sonne. La douleur au ventre est partie, je pousse un profond soupir de soulagement. J’avais l’impression qu’elle me collerait à jamais.

J’ai dû avoir pas plus que quatre heures de sommeil. J’arrive tout de même à me lever sans trop grande difficulté. Je ramasse mon chandail de laine en boule au pied de mon lit ainsi que mon jean sur ma table de chevet et les enfile en deux temps, trois mouvements.

Je suis la dernière à me lever. Mon frère mange à la table et ma mère est debout, au milieu de la cuisine à préparer son matériel pour le travail. Si elle me demandait « As-tu bien dormi », je pourrais lui répondre un sincère « non » mais ça fait un moment déjà qu’elle ne pose plus cette question quand nous nous levons le matin. Je n’ai pas à me plaindre, mon manque colossal de sommeil ne m’affecte pas du tout.

- Je vais rentrer tard ce soir, nous annonce notre mère sans lever les yeux. Il y a le reste du saumon d’hier, vous en aurez assez pour vous deux.

- Will m’a texté hier soir, me dit Émile ignorant la dernière phrase de notre mère. Vu qu’on est en pédagogique demain, on irait marcher avec la gang en soirée. Ça te tente?

Sincèrement, j’ignore ce qui me tente en ce moment. Je décide tout de même d’accepter puisque je n’ai rien de mieux à faire. Je me sens bizarre depuis que j’ai appris la mort de Mathias. Sortir avec la gang devrait me faire du bien.

Après un déjeuner que j'avale trop lentement, j’attrape mon cher manteau mauve et marche jusqu’à l’école. Je ne fais pas le trajet avec mon frère ce matin, il est parti avant moi. Tant mieux, j’apprécie la solitude. Je constate que la partie triste de l’automne vient d’être entamée. Il n’y a presque plus de feuilles dans les arbres, il fait froid et le paysage est recouvert d’un épais voile gris. J’aurais dû mettre mon bonnet, ma tête est en train de geler.

Ce sera la troisième journée de ce monde sans Mathias. Hier, une fille de notre classe nous a appris qu'un élève de l’école privée Sacré-Coeur s’était suicidé. Je n’ai pas réalisé sur le coup quand il nous a dit que le nom du jeune était Mathias Raymond. Mathias. Math. Mon Math? Mon ami d’enfance? Impossible. Je me rappelle que Flavie m’ait lancé un regard rempli d’effroi. J’ignore ce que mon expression faciale a pu lui répondre. Nous n’avons pas du tout abordé le sujet après ce moment.

Je passe enfin la porte principale de l’école. La chaleur me procure un soulagement, je commençais à mourir de froid. Quand j’arrive à ma case, Rose et William sont en train de s’embrasser passionnément. D’un ton cynique je les interromps :

- Était-ce vraiment nécessaire de m’accueillir en baisant sur mon casier?

Ils se dégagent de leurs étreintes et se mettent à rire.
 
- On voulait te le garder au chaud, me lance William à la blague.

J’ignore s’il essaie d'établir une certaine complicité avec moi mais je lui réponds par un simple :

- Ouach, tassez-vous.

Ils exécutent mon ordre et j’arrive enfin à ouvrir mon casier. Nous ramassons nos livres et nous nous dirigeons vers notre premier cours. Mes deux amis sont obligés de se séparer. Comme chaque matin, ils agissent comme si William partait à la guerre et qu’ils ne se reverraient pas avant des années. Ils sont beaucoup trop dépendants l’un de l’autre. Ça m’agace.

Une fois assise à mon bureau, je me mets à ressentir mon manque de sommeil. Eh merde. Moi qui croyais avoir un système plus fort que ça. Je décide de poser ma tête sur mon bras et de reposer mes yeux un moment. Mes pensées dérivent vers Mathias. Je revois son sourire angélique et ses yeux rieurs. Comment une personne aussi rayonnante peut-elle s’être suicidée? Ça me brise le cœur quand je pense au fait que plus jamais il ne me sourira ni me regardera. Si je n’étais pas en classe, mes larmes couleraient probablement.

* * *

Les deux cours du matin ont été interminables. Pendant un instant, je pensais que la cloche annonçait la fin des classes. Mais non, ce n’était que l’heure du midi.

Sans vraiment m’en rendre compte, je suis déjà installée à une table de la cafétéria avec mes amis. Je fonctionne au ralenti aujourd’hui. Ce doit être mon quatre heures de sommeil qui m’assomme.

- Viens-tu marcher avec nous ce soir Sarah? me demande Rose avant de prendre une première bouchée de salade.

Finalement, sortir ce soir me tente un peu moins mais je vais me forcer.

- Oui, je vais venir.

Mon amie me fait un grand sourire.

- Cool!

- J’ai hâte à ce soir, ajoute Flavie à notre échange. Je veux aller jouer au parc en bas de la rue Beaudoin.

- Tu joues encore dans les parcs? lui demande William, moqueur.

- Certain, répond fièrement la rouquine. J'aime déambuler dans les aires de jeux, le soir, quand il n'y a pas d’enfants.

Mon frère se joint à la table. La discussion sur notre petite sortie nocturne se poursuit.

 
* * *

Je passe une soirée somme toute tranquille jusqu’à maintenant. Mon frère a décidé de rester à l’école finir un travail avec William. Je suis donc seule à la maison depuis mon retour de l’école. J’ai dit que j’allais sortir avec les autres ce soir mais j’aurais juste envie de laisser tomber et de rester étendue sur mon lit. Ça doit faire quarante minutes que je n’ai pas bougé de là, à fixer le plafond. Je n’arrête pas de penser à Mathias et à moi quand nous étions petits. On s’inventait toutes sortes de jeux. C’était souvent lui le maître d'œuvre des opérations. Il prenait tout en charge, inventait un univers complet le temps d’une récréation. J’étais en admiration devant les histoires qu’il mettait en scène. Toutes les fois, j’étais jalouse du personnage qu’il incarnait. Je me rappelle une fois lui avoir dit :

- Pourquoi c’est toi qui s’appelles Legolas?

Il était un grand fan du Seigneur des anneaux. Je ne connaissais rien de ces films à l’époque mais je connaissais certains noms des personnages puisqu’il m’en parlait quelque fois.

- Parce que j’ai décidé, m’avait-il répondu tout simplement. Toi tu pourrais t’appeler Eowyn.

- Non, je veux m’appeler Legolas.

- Mais c’est un nom de garçon, et c’est moi qui l’ai choisi.  

Legolas était son personnage préféré alors dans ma tête de petite fille, cela voulait dire que s’appeler Legolas dans un jeu d’enfant était cool. Je ne connaissais pourtant pas du tout ce personnage. Mais puisque Mathias l’idolâtrait, et que j’idolâtrais Mathias, ne pas avoir le nom de ce personnage était automatiquement minable. J’étais tellement ridicule. Je réalise à présent que m’approprier le nom d’Eowyn était tout à fait honorable. Si seulement je n’étais pas aveuglée par l’image démesurément idéalisée que je me faisais de Mathias. J’étais en admiration devant presque tout ce qui le concernait. Une fois, il était venu dormir chez moi et je m’étais dit : « Son pyjamas est tellement plus beau que le mien ».

Ce soir là, nous avions passé des heures à parler dans mon lit. Le sommeil ne venait pas. Nous avions allumé une lampe de poche pour faire des ombres sur le mur avec nos mains. Nous avions bien ri.

Mon coeur se sert. Ces moments ne reviendront jamais. Je ne reverrai plus mon ami. Cette pensée m’assassine. Plus jamais je ne pourrai passer du temps agréable avec lui. Plus jamais je ne pourrai lui dire « Tu te rappelles la fois quand on était petits… ». Tous ces souvenirs passés à deux, je suis maintenant la seule au monde à les avoir en mémoire.

Ça faisait des mois que je n’avais pas pensé à lui. Sauf il y a quelques jours, le soir de l’Halloween. Je me sens mal. Et dire que si j’avais pris le temps de lui écrire à ce moment-là, j'aurais eu un dernier contact avec lui avant qu’il ne meure. Nous n’étions même pas amis Facebook. Notre lien si fort autrefois a l’air complètement inexistant aujourd’hui. Notre amitié a commencé à s’effriter quand nous sommes entré au secondaire. Les occasions de nous voir se faisaient plus rares maintenant qu’on fréquentait des écoles différentes. Il me semble qu’on avait tout de même fait quelque efforts pour se voir la fin de semaine mais on ne l’a pas fait souvent. À douze ans, je n’avais pas encore de profil Facebook alors on ne pouvait pas entrer en contact aussi facilement. Le temps et la distance on eu raison de notre amitié. À présent, je ne nous en veux d’avoir négligé notre relation.

J’ai l’impression qu’il existe deux Mathias. Celui qui était un petit garçon joyeux aux apparences parfaites et qui était mon meilleur ami. Et le second Mathias, le mystérieux adolescent d’une autre école qui s’est suicidé. Cette deuxième image semble sortir d’un teen drama. Je suis témoin d’une situation trop surréaliste. Comment peut-on s’enlever la vie? Je sens ma respiration s’accélérer comme la nuit dernière. Mes yeux s’embrouillent. Je ne comprends pas son geste. Il était si parfait. J’aimerais revenir en arrière et l’empêcher de se p… Y penser fait trop mal. Je dois chasser cette image de ma tête sinon je vais me détruire.

Il est dix-neuf heures. Je devrais me préparer. Je m’essuie les yeux et prends toute mon énergie pour me lever du lit.

Une fois dehors, je traverse la rue et j’emprunte mon petit sentier préféré pour atteindre notre point de rendez-vous. Quand j’arrive au bout du sentier, je vois que Rose et Flavie sont arrivées les premières. Elles sont en grande conversation. Ça prend quelques secondes avant qu’elles remarquent ma présence.

- Hé Sarah! s’écrit Flavie aussitôt que j’arrive à côté d’elle.

Je réponds par un petit sourire et un faible signe de la main. J’aimerais retourner dans mon lit. On dirait que ma bonne humeur s’éteint à petit feu. Comme si une ombre s’était posée sur moi et qu’elle grandissait tranquillement. Je me sens minable. Je dois cacher ce sentiment pour ne pas pourrir l’ambiance. Il faut que je trouve quelque chose à dire.

- Où sont les gars?

Parfait, c’est un bon début. Ça me fait passer pour une personne qui s’intéresse aux autres et non pour une pauvre fille qui broie du noir pour rien.

- Ils doivent s’en venir, me répond Rose en haussant les épaules.

Effectivement, comme elle vient de le dire, Émile et William sortent tout juste du boisé.
 
- Hello les filles, s’exclame mon frère.

Avec un sourire béa, Rose crie le nom de son chum avant de s’élancer dans ses bras pour échanger leur french quotidien. Je révulse les yeux en les voyant.

C’est bon, c’est pas comme si vous ne vous étiez pas vus il y a seulement trois heures.

Suite à ce spectacle qu’ils nous donnent, Émile se retourne et part directement vers le bas de la rue en jetant :

- Bon! Allons jouer au parc.

Je distingue un clin d'œil en direction de Flavie. Cette dernière s’écrit un « oui » très enjoué. Tout le monde suit mon frère. J’échappe un gros soupir que personne n’entend. Si ça avait été moi qui avais entamé le premier pas de la marche, les autres seraient restés immobiles. Je ne suis pas le genre de personne que le monde suit. Contrairement à mon frère, il semblerait que je n’ai aucun charisme. Merde, je ne me supporte pas. Tout m’exaspère ce soir. Ce n’est qu’une question de temps avant que tout le monde décide de m’assommer et de me laisser pour morte tellement je suis négative. Il faut que je tente encore d’exprimer quelque chose de léger et de cordial.

- Vous avez bien avancé votre travail? demande Flavie aux garçons, le sourire en coin, prétendant qu’ils n'ont pas dû être très productifs.

Bon, j’essaierai plus tard. Un sujet de discussion vient d’être posé sur le tapis. Je dois juste trouver le moyen de m’y insérer.

- Nous avons travaillé très fort tu sauras, répond Émile.

- Ouaip, affirme William. On n'a pas arrêté depuis seize heures.

- Donc, t’as pas soupé? demandé-je à mon frère.

- Euh… non.

À l'heure qu’il est rendu, il doit mourir de faim.

- Mais il est tard.

- Je vais souper en revenant tantôt. C’est beau maman, je peux continuer à vivre?

William rit.

- Ouin Sarah, ajoute Rose. On s’en torche.

Je me tais. Ils ont raison. Qu’est-ce que j’en ai à foutre qu’il mange ou pas? C’est un échec. Ce qui sort de ma bouche n’a aucune pertinence. J’aimerais redevenir une petite fille à l’époque où je n’avais pas besoin de calculer tous les moindres détails dans une conversation. J’aimerais trouver du plaisir à jouer à des personnages inventés. J’aimerais passer du temps avec Mathias. Pourquoi il n’y a qu’avec lui que je voudrais être présentement? Je ne pensais jamais à lui avant qu’il meure. Tout d’un coup, je serais supposée m’ennuyer de lui? N’importe quoi. Je ne suis pas censée être en deuil. On ne se voyait plus. Mes pensées ne devraient pas lui accorder autant de place.

J’ai définitivement abandonné l’idée de faire partie prenante de la conversation de groupe. Je ne dis rien d’intéressant, ma tête n’est pas ici. Je me mets à observer l’intérieur des maisons. Les petites maisons de banlieue sont douillettes. On peut voir les gens dans leur salon et ce qu’ils écoutent à la télévision.

- Ça vous fait quoi le suicide de Mathias? balance Flavie soudainement.

Sa question me sort de mes pensées avec violence. Je trouve qu’elle amène le sujet brusquement et de manière nonchalante. Ça m’ébranle un peu.

- Qui ça? demande William perdu.

- Mathias. Le gars de l’école privée.

- Ah oui! C’est triste mais je ne le connaissais pas alors je peux pas dire que ça me fasse vraiment quelque chose.

- Ouais moi non plus, renchérit Rose. Pas personnellement en tout cas.
 
Mon pouls s’accélère. Je souhaite ardemment que le sujet de discussion diverge dans une autre direction.

- Et toi Sarah? me demande Flavie.

Oh mon dieu! Je n'ai pas envie d’aborder ce sujet avec eux. Si je me mets à dire comment je me sens, je ne peux pas prévoir à quel degré de vulnérabilité je vais tomber. Pas envie d’exposer mes états d’âme non légitimes devant mes amis qui sont émotionnellement détachés de ce drame. Qu’est-ce que je devrais répondre à cette question? Il y a vingt-quatre heures, j’aurais répondu que l’effet que ça me fait est très nébuleux mais depuis la nuit dernière, je serais très sincère si je disais que je commence à me sentir à l’envers. Sans trop réfléchir, je finis par balancer :

- J’ai l’impression que mon enfance est brisée…

- What?! lâche William en riant. Mais c’est quoi le rapport?

Je n’aime pas son ton. En effet, ma réponse ne fait aucun sens. J’ai l’air idiote. Personne à part Émile ne connait ma relation avec Mathias. J’essaie de trouver du soutient dans le regard de mon frère, mais il garde les yeux au sol.

- Laisse faire, finis-je par souffler.

C’est vrai, Mathias est parti avec mon enfance. La magie de l’enfance me semble complètement fausse à présent. La conversation se poursuit sans moi. William en rajoute :

- Je trouve ça tellement lâche ce qu’il a fait. Il n’avait rien dans sa vie qui méritait d’en venir au suicide.

Mais qu’est-ce qu’il en sait? Et puis le suicide ça ne se justifie pas par un nombre de raisons ou par la « gravité » de ses problèmes.

- Ça fait drama queen, ajoute sa copine.

Je suis la seule ici qui l’ait réellement connu. Je suis insultée de les voir parler de Mathias comme s’ils savaient tout alors qu’ils ne connaissaient rien de lui. Comment peuvent-ils se permettre de le juger? William répond à sa chérie.

- Carrément. Être en mode « je veux voir les anges », je trouve ça moyen.  

- En plus que ceux qui se suicident vont en enfer, ajoute Rose en riant.

- Pauvre lui! rigole Émile. En pensant se libérer, il tombe dans un endroit mille fois pire.

Je lance à mon frère un regard de furie mais il ne s’en aperçoit pas. J’aurais cru que lui au moins serait plus tendre face à cette tragique situation.

- Vous croyez au paradis et à l’enfer vous?

La question de Flavie reste en suspens. Personne n’y prête attention. Les moqueries continuent. William fait semblant de pleurer et prend une voix ridicule :

- Bouhou la vie ne ressemble pas à celle des bisounours. Je n’ai pas le choix de me pendre.

Il prend son foulard et imite quelqu’un qui s’étouffe en se pendant. Émile et Rose se mettent à rire.

Mon cœur part à la renverse. Comment peuvent-ils rire d’une situation pareille? Je ne peux m’empêcher de cracher :

- Vous êtes dégelasses! William, tu me donnes envie de gerber.

- Voyons Sarah relaxe, lâche-t-il avec arrogance.

- Ouin, qu’est-ce que t’as tout d’un coup? renchérit Rose.

- Qu’est-ce que j’ai? demandé-je en haussant le ton. Vous avez aucune sensibilité ou quoi?

Flavie regarde la scène sans dire un mot. Son regard passe d’une personne à l’autre à une bonne vitesse. Elle semble mal à l’aise mais ne baisse tout de même pas la tête. Elle finit par poser ses yeux sur moi. Je peux y lire un mélange de tristesse et de nervosité. Elle pourrait au moins dire quelque chose au lieu de se contenter de me dévisager.

- Prends pas ça comme ça, me répond Rose mal à l’aise. On ne voulait pas te mettre dans un tel état.

- Ah non? répliqué-je avec ironie. Ben il est trop tard. Tu trouves que c’est acceptable de rire d’un gars qui s’est suicidé?

William répond à la place de Rose.

- On rit pas de lui franchement. On as-tu le droit de trouver ça discutable ce qu’il a fait? C’est assez moyen disons.

Avant que je puisse lui répliquer quoi que ce soit, Flavie glisse un mot s’adressant à nous tous :

- C’est vrai que c’est un sujet délicat qui demanderait un peu plus de compréhension…

Elle est douce et posée mais je sens chez elle une petite réserve. Peut-être qu’elle se sent mal car c’est elle qui a mis le sujet sur le tapis. Je pose le regard sur mon frère pour la première fois depuis le début de cette confrontation ; il a les yeux rivés droit sur moi. Merde, j’en ai assez de toute cette attention. Ça m’envahit, j’étouffe.

Je sens les larmes me monter aux yeux. J’essaie tant bien que mal de les retenir. Hors de question que je me mette à pleurer devant eux. Je ne veux pas avoir l’air d’une faible pleurnicharde. Avant qu’il ne soit trop tard, je tourne les talons et pars en direction de chez moi le plus vite possible. Je retiens encore mes sanglots, j’ai le fond de la gorge en feu mais je ravale tout. Il ne faut pas que je pleure.

Après une course poursuite entre moi et mes émotions, j’arrive enfin à la maison. Je m’accote sur le comptoir de la cuisine et j’essaie de retrouver mon calme. Je suis tellement mélangée dans mes émotions vives que je ne pourrais même pas dire si j’ai réussi à retenir mes pleurs. Je ne sais pas si mon visage est mouillé par des larmes ou par la pluie. Est-ce qu’il a plu au juste? Je ne saurais le dire. Ce que je sais par contre, c'est que ma rage est bien vivante. J’entends soudainement la porte s’ouvrir suivie des pas de mon frère que je reconnais très bien.

- Sarah, m’appelle mon frère hésitant.

Ma tête est rivée au sol. Je ne veux pas le regarder, je lui en veux d’avoir ri de la blague de William tout à l’heure. Je finis tout de même par lever la tête vers lui. Il semble mal à l’aise.

- Je suis désolée Sarah. Je ne savais pas que le suicide de Mathias pouvait autant t’affecter.

- Tu aurais pu le deviner. Il était mon meilleur ami quand j’avais dix ans.

Ses yeux s’écarquillent

- Pour de vrai?

Je révulse mes yeux. Comment peut-il être à ce point déconnecté de tout ce qui se passe autour de moi?

- Sérieux, tu t’en rappelles pas? Le petit gars avec qui je jouais tout le temps à la récré? Il est même déjà venu chez nous, merde.

- C’était lui?

- Ben quin! Bravo champion. Ils ont le même nom et la même face. Il y a des chances pour que ce soit la même personne.

Mon ton semble le gêner de plus en plus.

- Pourquoi tu ne m’en as pas parlé?

- Depuis quand mes problèmes t’intéressent Émile?

- Franchement Sarah. Tu parles comme si je me crissais de toi.

- C’est comme ça que je le sens en tout cas. Monsieur est cool, il est beau, il ne se soucie de rien. Mathias s’est pendu. Bah, il y a rien là, c’est drôle. Regardez-moi, je me permets de juger un gars qui s’est tué parce que moi, je m’y connais en la vie plus que tout le monde.

Émile est choqué par ce que je viens de dire, ça se lit sur son visage. Je le sens se mettre sur la défensive. D’une voix plus forte, il finit par lâcher :

- Ben voyons, t’es pas juste. J’ai pas ri de Mathias.

- Tu as ri de la blague de Will, m’emporté-je.

- J’ai ri parce que c’était drôle sur le coup, me réplique-t-il parlant plus fort que moi, indépendamment de Mathias. Ça n’a aucun lien avec lui.

- Oui ç’a un lien. Ça me dégoûte les commentaires que vous avez fait sur le sujet. On dirait que vous ne réalisez pas ce qui s’est passé. Vous traitez ça à la légère. Mathias était une bonne personne tu sauras et il méritait pas de finir comme ça.

Sur ces dernières paroles, je monte en courant dans ma chambre et claque la porte de toutes mes forces. Je me jette sur mon lit. J’ai l’impression à ce moment précis que quelqu’un me poignarde violemment en plein cœur. Mathias est mort, il s’est suicidé. Je ne le reverrai plus jamais. Mon meilleur ami d’enfance, le petit garçon magnifique, souriant et enjoué que j’admirais tant s’est pendu. Je m’effondre, le visage enfoui dans mon oreiller ; j’éclate en sanglots.

Pourquoi tu as fait ça Mathias? Reviens je t’en prie. Je t’aime.


* * *

Je ne suis pas sortie de ma chambre depuis trois heures, depuis ma dispute avec mon frère. J’ai éteint ma lumière. Je suis couchée dans le noir avec comme seule compagnie mon ourson et mes yeux probablement bouffis.

J’entends ma mère revenir du travail. Elle ferme doucement la porte d’entrée pour ne pas prendre le risque de nous réveiller au cas où nous nous serions endormis. Je reste attentive aux doux bruits qu’elle fait au rez-de-chaussée. Après quelques minutes, ses pas finissent par monter l’escalier. La lumière du corridor s’allume. Je perçois l’ombre de ma mère passer au bas de ma porte. Elle arrive face à la chambre de mon frère. Je l’entends lui faire un petit coucou puis le reste n’est que chuchotements inaudibles. Je me demande si mon frère va lui raconter les détails de notre soirée. Je ne prends pas la peine d’essayer de comprendre ce qu’ils disent. Je me tourne sur mon côté gauche, serrant fort mon ourson et j’essaie de m’endormir.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Critique : Déracinée

Sans trace - CHAPITRE 1

Sans trace - CHAPITRE 2