Sans trace - CHAPITRE 8

 

 

Chapitre 8

Après le dîner, Stéphanie décide d’aller rejoindre ses amies. Avec les miens, je me dirige vers le lieu où se rassemblent majoritairement les secondaires quatre ; le fond du corridor du deuxième étage. Qui dit petite ville dit petite école. Donc en tant que petite école, les lieux de rassemblements sont assez réduits. Il y a la cafétéria, mais elle n’est pas très grande alors la rotation est nécessaire pour permettre à toute l’école de pouvoir s’y installer sur l’heure du dîner. Le deuxième lieu est la mezzanine au-dessus du gymnase, mais la musique y est trop forte alors ce n’est pas notre endroit préféré. Et puis, elle est souvent remplie, donc, pas de place pour nous. En début d’année, notre classe a commencé à se réunir au fond du corridor et c’est rapidement devenu notre endroit de prédilection.

- C’est moi qui a la fenêtre, crie Bibiane en courant vers cette dernière.

- Moi aussi! ajoute spontanément Luka.

Tout le monde aime s'asseoir sur le rebord de la fenêtre. Malheureusement, cette place est assez grande pour seulement deux personnes. Chaque midi, on se bat tous pour avoir une de ces deux places. D’habitude, je participe à cette bonne guerre, mais aujourd’hui, je n’en ai pas l’énergie. Je préfère m'asseoir par terre sans faire trop d’histoire. Nadia s’installe en face de moi et sort son roman habituel.

Pour me détendre, je décide d’esquisser quelques croquis concernant le décors de notre pièce de théâtre. Comme on avait conclu, les murs seront peints en noir pour créer un petit côté glamoure. Le tout sera orné de motifs psychédéliques. J’avais pensé à des cercles qui s’emboitent, rouge, orange et jaune. Des couleurs chaudes pour faire plus éclatant. Ça ressortira bien sur le mur au fond noir. J’aime l’idée. J’ai hâte de montrer mes dessins à la troupe ce soir.
Quelques filles de notre classe viennent s'asseoir à proximité. Nous ne sommes pas vraiment amis avec elles, mais globalement, toute notre classe s’entend relativement bien. Comme le dit notre professeur de français, «Vous êtes un beau groupe, vos gangs cohabitent bien ensemble. ».

- Ah merde, s’écrit une des filles. La fenêtre est déjà prise.

J'esquisse un sourire amusé en entendant sa remarque. C’est comme ça tous les midis.

- Premier arrivé, premier servi, les agace Bibiane.

- Hey Bibi, l'apostrophe Émilie. T’as envie qu’on pratique notre dialogue de la scène quatre?

Émilie fait partie des acteurs de la pièce. Cette année, elle joue la propriétaire de l’hôtel.

- Essaye pas, Émi. T’arriveras pas à me faire bouger de la fenêtre.

Je laisse échapper un petit rire. Même si je garde la tête dans mes dessins, j’entends ce qui se passe autour de moi.

- Allez, insiste Émilie. Je vais me mettre à côté de toi, t’auras même pas à te lever.

- Ben là, on va pas faire ça ici. Écoute, Émi, pourquoi on fait pas ça ce soir?

Pendant un instant, les deux filles s’obstinent sur la plage horaire qui leur convient le mieux pour pratiquer. Je ne saisis pas vraiment la portée de leurs arguments, j’arrête de les écouter, trop concentrée sur mes dessins. D’autant plus que les autres se lancent dans des discussions parallèles. Ce qui me fait perdre le fil.

Après quelques minutes, Émilie arrive à me sortir de mes pensées en posant cette question :

- C’est qui la petite fille qui a mangé avec vous?

Je lève soudainement la tête de mon cahier. C’est quoi ce terme, « petite fille »? Franchement, elle a juste trois ans de moins que nous.

- C’est la cousine de Liz, lui répond Luka.

- Pourquoi elle a mangé avec vous?

- Une fille de secondaire un ne peut pas manger avec des secondaires quatre? lancé-je sur la défensive.

- Ben non. Ça fait juste spécial, rigole-t-elle.

Je décide de ne pas répondre. Je me lancerais dans un discours enflammé contre les stupides conventions sociales, et je n’ai pas envie de passer pour une névrosée.

- C’est dur pour elle ce qui se passe, tente de justifier Luka. Daniel est quand même son cousin.

Il a raison. Daniel et Stéphanie sont des cousins inséparables. En plus, il est dans le même groupe qu’elle. Je me demande à quoi ressemble l'ambiance de classe depuis la disparition de Daniel. Stéphanie ne m'a pas vraiment parlé ce midi. Est-elle le centre d'attention car elle est la cousine du disparu?

- Je pense qu’elle avait besoin de passer du temps avec moi, ajouté-je à la conversation. On est un peu dans la même galère. Je veux pouvoir l’aider.

- C’est quand même plus difficile pour toi, dit Émilie.

Je fronce les sourcils, ne comprenant pas son intervention.

- Qu’est-ce que tu veux dire?

- C’est quand même moins pire pour elle. Elle a juste douze ans. Elle n’a pas pleinement conscience de ce qui se passe.

- Franchement, elle n’a pas quatre ans, m’indigné-je.

- Ta cousine est tout de même plus jeune. C’est pire pour toi parce que t’es plus vieille. En plus c’est ton frère. Pour elle, c’est juste un cousin.  

- Juste un cousin? C’est quoi l’idée de comparer ça, Émilie? Comment tu peux dire que c’est plus dur pour l'une que pour l’autre?

- Ben, on s’entend qu’objectivement, perdre un cousin c’est moins pire que perdre un frère.

- Pas nécessairement! Ça ne se compare pas, m'emporté-je.

- Pourquoi tu cries? réplique-t-elle agacée.

- Parce que ce que tu dis, c’est dégueulasse.

Mais quelle idiote celle-là! Comment peut-elle tenir des propos aussi réducteurs et sans pertinence? Une chance que Stéphanie n’a pas entendu ça. Cette épreuve n’est pas moins difficile pour Stéphanie. Enfin, on s’en fout, ça n’a pas à être comparé. La souffrance ne se mesure pas.

Je regrette de m’être emportée. Pour une fille qui ne voulait pas passer pour une névrosée, c’est complètement raté. Mais c’est la faute d’Émilie aussi. Si elle pouvait la fermer, on s’en porterait mieux. Elle et ses opinions débiles.  

- Est-ce que quelqu’un a commencé le livre pour le cours de français?

Luka a probablement lancé cette question pour dériver de l'atmosphère tendue. Je lui en suis reconnaissante. Je profite du changement de sujet pour partir, sans éviter d’avertir Nadia.

- Je vais marcher un peu.

- T’es correct? s’assure-t-elle.

- Oui, t’en fais pas.

Je suis encore sur les nerfs, mais ça devrait aller. J’ai seulement besoin de prendre l’air un peu.

Je me lève. Mon sac sur le dos, j’arpente les corridors.

Au premier étage, je tombe face aux portes de la mezzanine. La majorité des secondaires un se tiennent à cet endroit. Au fond de la pièce, à une table, j'aperçois Nicolas, l’ami de Daniel. Et s'il était au courant de quelque chose? Marc Gélinas disait que Daniel aurait pu se rendre chez un ami. Je ne sais pas où habite Nicolas, mais si ça se trouve, sa maison est à proximité de l’épicerie. Sans nécessairement être caché chez lui, Daniel  aurait pu passer faire un tour mardi soir.

Peut-être que j'imagine n’importe quoi, mais que serait-il arrivé, aussi? Je ne perds rien d’aller demander à Nicolas.

En chemin vers sa table, je réalise à quel point je suis ridicule. Si Daniel était passé voir Nicolas dans la soirée, Marc Gélinas nous l’aurait dit.

Ah et puis merde. Nicolas connaît un aspect de Daniel que je ne connais pas et qui pourrait m'être utile.

- Nicolas?

Tout le monde à la table se tait et se met à me dévisager. La grande sœur de leur ami disparu se pointe devant eux. Ils ont peut-être peur que je leur reproche quelque chose. À moins que je ne les intimide. Est-ce que les garçons sont intimidés devant des filles plus vieilles qu’eux?

- Oui? fait l’ami de mon frère, visiblement gêné.

- Est-ce que je peux te parler?

- Okay.

- C’est à propos de Dan...

- J’avais deviné.

Bien sûr!

- Tu veux me suivre?

Il acquiesce d’un hochement de tête. Il avertit ses amis qu’il revient puis il me suit jusque dans la cage d’escalier.

- Je ne sais pas trop par où commencer...

- Commence, c’est tout.

Méchant conseil. Bon, j’essaie de rassembler mes idées, même si je ne sais pas ce que je viens vraiment lui demander. Je dois ôter de ma tête l’idée que Daniel est caché chez lui. C’est insensé et complètement débile.

- Ça m’étonnerait que ce soit le cas, mais la police dit que Daniel aurait peut-être fugué. Est-ce qu’il t’avait déjà parlé de quelque chose ou bien si tu avais remarqué un changement dans son comportement?...

- J’ai déjà parlé à la police, Lisa, m’informe-t-il, sèchement.

- Ah oui?

J’aurais dû y penser.

- Oui! On m’a interrogé hier. C’était vraiment stressant.

Pourquoi était-il stressé? Daniel était caché dans son grenier?
- C’est pas stressant si tu n’as rien à te reprocher. Est-ce que tu me caches quelque chose?

- Ben non je cache rien! T’es drôle, toi!

Suis-je en train de perdre la tête? Je me mets à imaginer n’importe quoi.

- Bon okay, je pense qu’on devrait se calmer, dis-je entre deux bonnes respirations. On est vraiment sur les nerfs, et c’est normal. Mais là je te parle pas de la police. Je veux parler à toi. Est-ce que tu sais quelque chose, par hasard?

- Non, dit-il, une fois calmé lui aussi. Il était normal.

- C’est quand la dernière fois que tu l’as vu?

- Mardi soir, après l’école. On allait prendre chacun notre bus. On s’est dit  « bye » et je m’attendais à le revoir le lendemain matin.

- Tu sais Nicolas, je présume qu’il te dit des choses qu’il ne dirait pas à sa sœur. Est-ce que Daniel avait l’air plus triste que d’habitude?

Il hausse les épaules.

- J’ai vraiment vu aucun changement dans son attitude. Il était de bonne humeur, comme d’habitude.

- Tu me le dirais si...

- Oui, je te le dirais, me coupe-t-il.
Je soupire. Je ne sais pas si je dois être découragée de n’avoir aucun indice ou bien soulagée d'apprendre que Daniel allait bien.

- Okay, soufflé-je. Merci Nicolas.

Sans me répondre, il retourne à la table avec ses amis, tandis que je reste seule dans la cage d’escalier. Nicolas doit se sentir aussi impuissant que moi, c’est certain.

* * *


À la pause cet après-midi, j'aperçois Nicolas. Il est avec une fille plus vieille que lui. Elle le pousse dans le mur.

- Eille! crié-je pour qu’elle s’arrête.

Elle se retourne, prise sur le fait. Furax, je m’avance vers elle à grands pas.

- C’est quoi ton problème?

- On se calme. Je ne fais rien de mal, se défend-t-elle sur un ton condescendant.

- Ben non! Pourquoi tu le pousses?

- C’est pas de tes affaires.

- Dégage, pauvre conne.

Comme si elle cherchait quelque chose à répliquer, elle me dévisage de la tête aux pieds, avec son regard dédaigneux et plein de colère. Je ne crois pas qu’elle s'attendait à se faire remettre à sa place par une fille de secondaire quatre. C’est ça, qu’elle s’en prenne à quelqu’un de sa taille.

Elle finit par partir et disparaît au bout du corridor.

- Qu’est-ce qui s’est passé? demandé-je en me tournant vers Nicolas qui n’a pas bougé de son coin.

- Rien.

- Prends-moi pas pour une épaisse. Pourquoi cette fille s’en prenait à toi?

- J’ai pas envie d’en parler.

- S'il-te-plait, Nicolas. Je veux juste t’aider.

- Et pourquoi tu veux m’aider?

- Parce que tu es le meilleur ami de mon frère. Et je dois avouer que, j’ai honte de ne pas te connaître plus que ça.

- C’est pas comme si on se connaissait depuis longtemps, Dan et moi. On s’est rencontrés au début de l’année.

- Mais je sais que vous êtes devenus proches rapidement. Quand je croise Daniel à l’école ou que je le vois dans le bus, il est toujours avec toi.

Il sourit tristement.

- Tu peux me parler de ce qui se passe avec la blonde…

- Charlie.

- Quoi?

- Elle s’appelle Charlie.

- Okay.

La cloche sonne. Les cours vont reprendre alors que j’arrivais enfin à le sortir de sa coquille.
- Tu veux qu’on se rejoigne après l’école? Moi, je dois rester pour le théâtre, mais l’activité commence juste à seize heures trente. Ça me donne une demi-heure devant moi. Est-ce que ça t’irait pour qu'on se parle?

- Faut que je prenne le bus.  

Merde. Maudit qu'on n'a aucune liberté au secondaire.

- Okay ben donne-moi ton numéro de téléphone. Je t'appellerai ce soir.

Il semble surpris par ma proposition.

- Ben quoi? Ça existe encore le téléphone.

- Okay, rigole-t-il. Je te note ça.

Il écrit sur un petit bout de papier qu’il me remet.

- Merci. Je t'appelle dès que je reviens chez moi après le théâtre.

- D’accord. À plus.

Il me quitte pour son prochain cours. Je fais pareil avant d’arriver en retard.

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