Ta délivrance, ma souffrance - CHAPITRE 20

 

 

20. J’ai demandé à la lune


Mars

La voiture de ma mère roule en direction de chez Rose. Nous avons prévu une journée chez elle toute la bande mais Flavie travaille et Émile doit absolument passer la journée à étudier son examen de science. Nous ne sommes donc que les trois. Je me sens déprimée mais je me dis que je dois faire un effort. Je n’ai vraiment pas fait grand chose cet hiver et puis je sens que je me suis éloignée de tout le monde. Je dois avouer que Rose et William m’ont irritée ces derniers temps mais je ne veux pas garder de sentiments négatifs à leur égard. Je tiens d’ailleurs à ce que ce soit la même chose de leur côté.

Ma mère tourne son volant pour entrer dans la cour de la maison.

- Est-ce que c’est moi qui viens te chercher en fin de journée? me demande-t-elle en mettant le bras de vitesse sur Park.

- Non merci. Je ne sais même pas quand est-ce que la journée va finir. C’est Rose qui va me reconduire ce soir.

- D’accord. Passe un bel après-midi peanut.

- Merci, toi aussi.

Je descends de la voiture et cette dernière part derrière moi. Je vais cogner à la porte. Mon amie vient m’ouvrir.

- Salut Sarah.

- Allô, lui fais-je en entrant, forçant une bonne humeur plus intense qu’elle ne l’est réellement.

- Tu peux venir nous rejoindre dans le salon. Will et moi on est en train de pratiquer notre danse.

- Okay cool! m’exclamé-je en accrochant mon manteau dans la garde-robe. Vous êtes bien avancés?

- Oui vraiment! On n’a pas fini encore mais pour ce qui est fait, c’est super fluide.

Elle me tourne le dos pour rejoindre son danseur. Je la suis après avoir enlevé mes Converses.

- Salut Will, lui dis-je en le voyant.

- Salut, me répond-il avec un petit sourire.

Le nez dans son cellulaire, Rose se colle sur son chum.

- Bon! On était rendus où?

William se penche sur le cellulaire et lui dit :

- À « I wanna keep burning » à 0:51 je crois.

- Ah oui. On reprend au début du refrain pour être sûrs?

- Parfait.

Rose part la musique et ils se mettent à danser. Je dois admettre qu’ils sont vraiment rendus loin. Et dire que tous ces mouvements qu’ils exécutent devant moi ont été inventés par eux. Ils ont vraiment fait un magnifique travail. Je m'assois sur le divan et je les regarde. 

Ça fait deux minutes qu’ils font leur répétition devant moi. J’aurais cru que puisque je suis arrivée, ils auraient dansé quelque secondes le temps de finaliser ce qu’ils exécutaient avant que je débarque mais ils n’ont pas l’air d’être sur le point de s’arrêter. Je suis censée faire quoi moi? Ils avaient besoin d’un public pour leur répète? Je pourrais très bien ne pas être là, ça ne changerait rien. Ils ne font même plus attention à ma présence.

Commençant à m’ennuyer, je sors mon cellulaire pour déambuler sur Facebook. Il n’y a rien d’intéressant sur les réseaux sociaux. Je relève les yeux sur mes amis qui dansent toujours. Vont-ils arrêter? S’ils voulaient passer la journée à travailler sur leur danse, ils n’avaient qu’à ne pas m’inviter. D’une minute à l'autre, j'attends qu’ils arrêtent et qu’on se mette enfin à faire quelque chose tous les trois. Je n’ose pas leur dire qu’ils commencent à m’énerver. J’ai peur de les contrarier mais en conséquence, c’est moi qui suis contrariée.

Comme je suis invisible à leurs yeux, je me lève et pars marcher dans la maison à la recherche de quelque chose pour me désennuyer. Je monte à l’étage et me réfugie dans la chambre de Rose. Je parcours sa bibliothèque. Peut-être tomberai-je sur un roman intéressant. J’en prends un au hasard. Un roman d’amour quétaine. Je reconnais bien mon amie. Comme il a l’air mauvais. Ça me fait rire.

- Ah t’es là!

Je me retourne vers le cadre de porte où Rose me renvoie un sourire.

- Allez viens.

Je me retiens de lui cracher « Vous allez enfin arrêter de m’ignorer? ». Je la suis sans parler. Et dire que je suis arrivée ici en décidant de faire de gros efforts pour avoir l’air heureuse et sociable. Ils ont déjà réussi à me rendre lasse.

Arrivées au salon, ILS RECOMMENCENT À DANSER!

Non mais c’est une putain de blague? Je rumine de l’intérieur. Ils voulaient donc réellement un public. Un public silencieux qui ne déplace pas d’air. Je refoule mon envie de leur crier dessus.

Je passe encore quelques minutes à attendre comme une dinde. Il me semble qu’ils devraient bientôt réaliser que je les regarde les sourcils froncés. À mon plus grand étonnement, ils décident enfin de s’arrêter. Ils se décollent l’un de l’autre et Rose éteint la musique.

- Est-ce que ça vous tente que je vous fasse un bon smoothie? nous demande la blondinette avec entrain.

- Oh oui! m'enthousiasmé-je. Ça serait vraiment bon.

Enfin quelque chose d’agréable m’attend depuis que je suis arrivée ici.

- C’est toujours bon après une activité physique, affirme Rose en se dirigeant vers la cuisine.

- Sauf que Sarah n’a fait aucune activité physique, me pique William avec un sourire plus ou moins condescendant.

Agacée, je lui réponds :

- De un, qu’est-ce que t’en sais? J’ai peut-être fait du sport avant d’arriver ici. De deux, c’est pas obligatoire d’en avoir fait avant de boire un smoothie.

- Crinque-toi pas Sarah. Je ne t’ai pas insultée. Tu es dont ben susceptible.

Je me retiens de répliquer. Parlant d’activité physique, j’aurais envie d’aller courir à l’instant même. Histoire d’exorciser une petite frustration. Mais bon, je ravale le tout et essaie de prouver que je ne suis pas susceptible.

Rose sort des ingrédients tous plus appétissants les uns que les autres. De bons fruits congelés et un énorme sac de yogourt aux bleuets. Je me sers directement dans les fraises, j’en croque une.

- Mmmh! C’est froid mais c’est bon.

- Tu manges la fraise directement comme ça? me demande Rose surprise.

- Ben oui, fais-je en me pourléchant. Une fraise reste une fraise.

Mon amie se met à fabriquer une mixture à me faire saliver. Elle nous sert judicieusement un verre à chacun.

- C’est divin Rose, lui dis-je après une première gorgée. J’ai l’impression que c’est déjà l’été.

- Merci, me répond-elle aux anges.

- C’est vrai, renchérit William. C’est très bon.

- Merci namour.

Ils s’embrassent.

Après avoir consommé notre boisson accoudés au comptoir, nous décidons (William décide) d’aller faire un tour au centre-ville. Personnellement, je n’ai pas envie de sortir dans un endroit bondé. J’aurais préféré qu’on passe l'après-midi tranquilles à la maison mais je m’abstiens d’exprimer mon opinion pour ne pas passer pour une sauvage qui ne veut rien faire de palpitant.

Nous marchons sur la rue Principale où Rose s’arrête à plein de boutiques. Elle est la seule à s’acheter des objets et à essayer des vêtements. William est toujours là pour la conseiller et lui rappeler à quel point elle est belle.

- Vous pensez quoi de celle-là? nous interroge Rose en sortant une énième fois de la cabine avec une robe très serrée sur le dos.

- Tu es vraiment sexy Rosita, roucoule William sur le bord de baver. Sarah, tu en penses quoi? Tu ne dis jamais comment tu trouves Rose dans ce qu’elle essaye.

Je le disais bien dans les premiers boutiques mais maintenant j’en ai un peu assez de dire à peu près tout le temps la même chose « wow tu es belle » ou « je préfère le bleu » pour qu’elle me dise ensuite que le bleu était celui qu’elle aimait le moins. Et puis, je ne suis pas certaine qu’ils apprécieraient que je dise ce que je pense réellement de cette robe. Rose a l’air d’un vers de terre dedans.

- C’est joli, dis-je simplement car ils attendent une réponse.

- C’est tout? demande William, pas satisfait.

- Oui, c’est tout.

- Ouin c’est pas très détaillé comme avis.

Encore une fois, je m’abstiens de répliquer. Le magasinage se poursuit.

Nous passons devant un magasin de vinyles qui attire mon regard.
- Oh my god, on va là, ordonné-je euphorique à l’idée de toutes ces vieilles chansons qui s’offrent à moi.

Voilà enfin l’occasion d’utiliser le cadeau de mon père.

- Ark, lance William avec dédain. C’est juste de la musique de vieille peau là-dedans. Et puis, le son d’un tourne-disque ne vaut pas celui des hauts parleurs de qualité.

- Tu es vraiment arriéré pour cracher gratuitement sur la vieille musique, répliqué-je en essayant de ne pas avoir l’air trop fâchée. Tu penses peut-être que toute musique a seulement commencé à être bonne après genre, 2014?

- Non mais ça doit juste être de la musique quétaine qu’il y a dans ce magasin.

- Ben pour le savoir, faut aller voir.

Sans attendre leur approbation, je fonce vers la porte d’entrée. À ma grande surprise, mes amis me suivent sans ajouter un mot. Je me retrouve comme un poisson dans l’eau. Je me surprends à rêver de vivre dans les années 1960 ou 1970. Je regarde chaque album un à un.

- Regardez! leur crie-je en trouvant un album que je veux absolument chez moi. Il y a Paradize d’Indochine.

- Ouuuh, me fait Rose le regard complice sachant que j’adore ce groupe. Tu vas l’acheter?

- Certainement.

Je prends mon nouveau jouet et vais vers la caisse. Une fois prête à payer, je me souviens que je n’ai pas du tout d’argent. Je n’avais même pas apporté mon portefeuille chez Rose. La mine défaite, je m'excuse auprès de la caissière et je quitte la boutique suivie de mes amis.

Au fond de moi, j’espérais que Rose ou William me propose de me prêter de l’argent pour les rembourser plus tard mais aucun des deux ne me l’a suggéré. Je n’ai pas risqué de leur demander.

Nous rentrons souper où Rose nous prépare encore une recette délicieuse.

Une fois la noirceur tombée, mon amie nous invite à faire un feu dehors. Nous approuvons l’idée. Je ne sais pas trop comment on s’y prend pour partir un feu mais je n’ai pas à m’inquiéter, William prend tout en charge. Il va chercher tout le bois qu’il faut, du papier journal, et met le tout dans le foyer se trouvant sur le patio. À croire que c’est lui qui nous reçoit. Pendant ce temps, Rose nous sort des chaises pliantes et nous nous installons confortablement.

Je fais dériver mon regard à travers le grand terrain des parents de Rose. Quelques bancs de neige se trouvent encore sur l’herbe. Une fois qu’ils seront tous fondus, ils laisseront place à une grande étendue verte. Voir ce vaste espace me ramène un souvenir avec Mathias. C’est assez vague, je ne me souviens même plus nous étions chez qui ni la raison de notre présence à cet endroit, mais je le revois courir sur l’herbe et rouler sur ce tapis vert. Je l’avais suivi, imitant ses roulades. Je me disais que j’étais moins gracieuse que lui. Maintenant, je constate bien que personne n’a réellement de classe en roulant dans l’herbe. Nous n’étions que des enfants. Pourquoi je me souciais autant de ce que j’avais l’air? Mathias pouvait faire n’importe quoi, ça devenait divin à mes yeux.

Je crois que nous étions chez des amis de ses parents. Je me demande pourquoi. Je n’ai aucun souvenir du contexte de cette journée. Pendant que nous jouions ensemble, un adulte nous avait installé une couverture pour jouer sur le sol. On s’était vautrés dedans comme des chats dans l’herbe à chat. Après, il m’avait dit :

- C’est pas si confortable que ça finalement.

J’ai éclaté de rire et lui ai répondu :

- T’as trop raison.

Mais on s’en foutait. On avait joué aux playmobils sur cette couverture. Tard dans la soirée, on s’y était étendus pour observer les étoiles. Je n'avais jamais vu un ciel aussi époustouflant.

Ces souvenirs me rendent nostalgique. Je brûlerais d’envie de lui envoyer un texto pour lui partager ce moment que je me remémore. Je regarde le ciel de ce soir ; il est moins majestueux que cette soirée-là. Quelques étoiles sont perceptibles mais plusieurs nuages en cachent certaines.

- La première fois que j’ai réalisé à quel point le ciel de nuit pouvait être magique, j'étais avec Mathias…

Suite à ce souvenir que j’ai évoqué sans réfléchir, William me jette un regard qui me donne froid dans le dos. Il a l’air… exaspéré? Fâché? Sa phrase de l’autre fois me revient en mémoire « c’est limite une fixation maladive là ». Mais qu’est-ce qui m’a pris de mentionner le nom de Mathias? Rose et William n’en ont rien à faire de mon ami d’enfance. Ils trouvent que mon rapport à lui n’est pas sain. Comment ai-je pu espérer une fraction de seconde qu’ils me renvoient de l’empathie? J’appréhende d’une seconde à l’autre que William me lance un reproche des plus assassins sur le fait que j’ai fait allusion à Mathias. Mais il ne dit rien. J’ai seulement droit à ses yeux aigris qui percent mon âme. Il finit par détourner le regard.

- J’ai commencé à magasiner ma robe pour le bal, annonce Rose.

A-t-elle entendu ce que je viens de dire où elle l’ignore de plein gré? J’ai partagé un souvenir qui me brûlait et il reste en suspens.

- As-tu une idée de la couleur que tu vas choisir? lui demande William en lui prenant la main tendrement. Ça serait parfait si nos habits allaient ensemble.

C’est parce que j’ai parlé de Mathias qu’ils m’ignorent de la sorte? Mon coeur commence à battre trop fort à mon goût. Une masse d’angoisse bouillante se forme dans ma poitrine. Je tente de la refouler du mieux que je peux.

Rose et William continuent leur conversation sur le bal pendant que je me débats dans mon angoisse et ma culpabilité. On dirait que quelque chose pèse fort sur mon coeur. Comme si un je ne sais quoi exerçait une forte pression dessus. Ce n’est pas le temps d’être angoissée, je ne suis pas seule.

Je réussis plus ou moins à contenir mes émotions négatives. Je passe la soirée à perdre mon regard dans les flammes. J’aimerais partir mais mon départ dépend de Rose, c’est elle qui va me reconduire. Bien sûr, je pourrais retourner chez moi à pied mais c’est assez loin et je n’ai pas l’énergie de parcourir toute cette distance à la marche.

- Je suis fatiguée, finis-je par dire sans quitter la douce vision du foyer.

- C’est vrai qu’il est tard, répond Rose en lisant l’heure sur son téléphone. Tu veux que j’aille te reconduire?

- Oui.

Tu n’as pas idée à quel point.

- Mais je veux pas partir moi, gémit William qui semble ne pas tolérer qu’on ne lui accorde aucune attention pendant cinq secondes.

- On reviendra ici après, le rassure-t-elle en l’embrassant.

Dépêchez-vous. Je meurs d’envie de me réfugier chez moi.

Le couple se lève et se dirige vers la voiture. Je suis mes amis un mètre derrière.

Je reste silencieuse durant tout le trajet qui me ramène chez moi. Rose au volant et William assis à côté jacassent comme de vraies pies. Je n’ai aucune envie de m’intégrer à leur conversation. Je ne saurais pas comment faire de toute façon. Leur univers est trop éloigné du mien. On dirait qu’il n'y a presque plus rien qui me lie à eux. Qu’est-ce qui s’est passé? Rose était ma meilleure amie.

La vue de mon domicile me sort de mes réflexions. Toutes les lumières sont éteintes. Ma mère et mon frère doivent dormir à cette heure. Rose frêne sa voiture afin de me laisser débarquer.

- Bonne nuit, leur lancé-je sur un ton neutre et presque triste en ouvrant la porte.

Ils me répondent en cœur la même chose. Je referme la portière et la voiture disparaît dans la nuit.

Me voilà seule, dans le noir et le silence le plus total. Leurs réactions me reviennent en mémoire. Le regard pesant et découragé de William pénétrant dans le mien. Son absence de paroles mais la présence du jugement que criaient ses yeux. Rose qui a complètement ignoré mon commentaire, mon appel à la confession, mon appel à l’aide, mon besoin d’être écoutée. Ce mur que j’ai frappé, pire qu’une violente gifle au visage… Tout ça s’amplifie fois mille et joue en boucle à une telle vitesse dans ma tête. Mon angoisse monte tout droit vers le fond de ma gorge. Je vomis sur l’herbe et évite de justesse de salir mes souliers. Le visage déformé par le dégoût, je relève la tête et remarque la lune à l’horizon qui se moque de moi. La seule témoin de mon pathétique malaise. Je respire fort à tenter de reprendre mon calme. Après quelques secondes de cohérence cardiaque complètement ratée, je lance un dernier coup d'œil à cette satanée lune et je me mets enfin à marcher en direction de la maison. D’un pas ferme, je me dirige dans ma chambre, là où mon compas m’appelle.

J’enfonce ma main dans mon coffre à crayon, saisis mon instrument de géométrie et j’assène mon avant-bras d’un coup sec. Et un deuxième. Un troisième.

J’aimerais pouvoir pleurer mais les larmes ne veulent absolument pas se déclencher. Je reste prise avec ce mal intense qui me dévore. Ce mal que les coups de compas ont à peine réussi à apaiser. Je me laisse tomber sur mon lit. Je place une main sur mon ventre que je sens encore fragile. Ma respiration est toujours trop forte.

Si je ne me réveillais pas demain matin, ça m’irait très bien.

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