Ta délivrance, ma souffrance - CHAPITRE 11
11. So Cold
Décembre
Me voilà en auto, seule avec mon père depuis maintenant trois heures. Ce matin, j’ai ouvert mes yeux de peine et de misère. Après que mon alarme m’ait réveillée, j’ai dû me battre fort pour ne pas me rendormir. J’en voulais à mon père d’être parti vivre aussi loin et de venir me chercher aussi tôt. J’enviais mon frère qui allait dormir longtemps ce matin. Il n’était même pas près de se lever quand je suis partie. J’aurais voulu rester tard dans mon lit moi aussi. C’est le 25 décembre, c’est Noël. Je devrais être en pyjama tout l’avant-midi, passer une journée douillette avec ma famille. Être auprès de ma mère, jouer à la Wii avec mon frère après avoir glissé en traîneau avec lui. Manger des biscuits de Noël devant un bon film. Et puis, avoir papa avec nous pour les vacances, dans NOTRE maison à TOUS.
J’avais l’air d’un zombie en déjeunant. J’avalais mes gaufres sans appétit. Ma mère est descendue pour me dire aurevoir. Malgré sa fatigue, je voyais qu’elle était de bonne humeur. Elle avait encore dans ses yeux l’étincelle de la soirée d’hier. Dans l’entrée, on s’est dit à demain et elle m’a souhaité un joyeux Noël avec mon père. Je ne voulais pas partir dans le froid matinal de l’hiver. Je serais restée blottie contre ma mère dans sa robe de chambre qui sent bon.
Je suis finalement sortie rejoindre la voiture de mon père. Malgré le froid glacial, il a pris la peine de sortir de son véhicule pour me prendre dans ses bras et me souhaiter :
- Joyeux Noël chaton!
Je n’ai pas eu beaucoup d’occasion de passer du temps avec mon père, encore moins sans ma mère ou mon frère. À cet instant, je l’ai pour moi seule. Et je passe un moment somme toute pas désagréable. Ça se voit que mon père est content d’être avec moi. Il s’informe sur moi et il est emballé quand il me parle de sa « nouvelle vie », comme j’ai tendance à l’appeler. Il a hâte de me montrer sa maison, petite mais vraiment belle selon ses dires. Il me parle du travail qu’il a déniché et de la joie qu'il lui procure car il lui permet enfin de s’accomplir. Il est notamment comblé de bonheur de s’être rapproché de ses frères et de son père. Lorsqu’il me dit ça, mon humeur s'assombrit un peu. Ça me donne l’effet qu’Émile et moi passons deuxièmes. Je ne peux m’empêcher de le prendre comme si ses enfants étaient moins importants que le reste de sa famille. Mais bon, j’essaye de chasser cette pensée.
Mon père est tout heureux de passer Noël avec moi et il a hâte que je revoie la famille que je n’ai pas vue depuis au moins sept ans. J’ai la chance de passer du temps avec mon papa et je n’ai même pas à le partager avec Émile. Justement, Émile! C’est bizarre mais mon père n’a pas parlé de lui une seule fois depuis que je suis montée dans la voiture. Peut-être que ça lui fait trop de peine que son fils ne veuille plus le voir. J’espère qu’il n’est pas fâché contre Émile. J’aimerais que mon frère ne le soit pas non plus. En même temps, je comprends sa colère. Si on aborde le sujet, ça crée des flammèches alors on essaye de l’éviter le plus possible.
- C’est ma maison, présente mon père.
Nous voilà devant un joli petit bungalow dans un quartier résidentiel. C’est petit mais c’est beau et ça a l’air confortable.
- C’est vrai qu’elle est jolie, dis-je.
Pour moi, ce genre de quartier résonne automatiquement avec petites familles cohabitant ensemble. J’imagine mal mon père habiter ici, un homme vivant sans enfants et sans conjointe. A-t-il l’intention de se construire une nouvelle famille ici? J’aime mieux ne pas m’imaginer cette possibilité.
Je me penche vers la banquette arrière pour attraper mon sac mais mon père me lance soudainement :
- Laisse, je m’en occupe. Tu es mon invitée, je prends soin de toi.
Je me résigne donc et me laisse chouchouter. J’en profite. J’entre dans la maison et la visite se fait très rapidement. Nous prenons le corridor et mon père dépose ma valise dans la chambre d’invités, juste à côté de la sienne. Ça paraît que cette pièce ne sert à rien. La seule chose qui l’occupe est un lit simple est une lampe supportée par une table de chevet. Même le placard n’a pas de porte, et il est complètement vide. Les murs sont blancs, sans décoration. Le tout orné de boîtes de déménagement pas encore défaites.
- Je n’ai pas encore eu le temps d'aménager cette pièce pour qu’elle soit confortable, s’excuse mon père.
- C’est pas grave, le rassuré-je. Je comprends. C’est clairement pas l'endroit où tu dois passer la majorité de ton temps.
Il rigole puis m’invite à m’installer et à me mettre à l’aise.
- Est-ce que t’aimerais pour le dîner qu’on se fasse un brunch? propose-t-il. J’ai acheté ce qu’il faut, saucisses, bacon, patates, oeufs.
Cette énumération me fait saliver.
- Ça serait génial!
Nous passons l’heure du dîner à cuisiner ensemble. Il prépare la table où il nous dépose à chacun une assiette alléchante et bien remplie. Notre brunch est délicieux. Je me régale tant que je parle à peine.
- Attends-moi ici, ordonne soudainement mon père avant de quitter la table.
Ahurie, je le regarde partir. Il revient aussitôt avec un gros paquet-cadeau.
- Joyeux Noël chaton, me dit-il en la déposant sur la table.
Il se rassoit et me regarde, attendant impatiemment que je déballe le cadeau. Je dépose ma fourchette. Fébrile, j’arrache le papier aux motifs de sapins. Ce que je découvre me laisse bouche bée ; une boite contenant un tourne disque portable.
- Non! m’exclamé-je transcendée par cette magnifique surprise. Tu n’es pas sérieux?
- Comme tu adores la musique vintage, tu pourras t'acheter plein de vinyles et écouter ta vieille musique sur ce tourne-disque.
Il me tarde maintenant de m'acheter des vinyles. Quel album devrais-je acheter en premier? Et où irai-je magasiner mes vinyles?
- Oh my god papa, merci!
Je me lève d’un bon et vais lui faire un câlin. Il me serre à son tour dans ses bras.
- Je suis content que ça te fasse plaisir.
Au moment où je me rassois, il sort une enveloppe de sa veste.
- Voudras-tu donner ça à Émile pour moi, s’il-te-plait? me demande-t-il en me tendant l’enveloppe.
- Oui bien sûr.
- Merci, me répond-il avec un sourire qui cache sa tristesse. Je veux lui faire un cadeau de Noël à lui aussi, évidemment.
- C’est gentil.
- C’est normal, sourit-il.
- Je peux savoir ce que c’est? lui demandé-je curieuse.
- De l’argent. Classique.
J'acquiesce d’un hochement de tête.
En début d’après-midi, mon père me propose d’aller marcher dans le vieux Québec. J'accepte avec joie. La capitale est recouverte d’un magnifique voile blanc. La neige rend le tout si paisible et réconfortant.
En retournant à la maison, nous essayons mon nouveau cadeau avec quelques albums de mon père. J’adore. J’ai l’impression de voyager dans le temps. Nous passons la fin de l’après-midi à écouter de la musique.
Vers dix-sept heures, nous prenons la voiture en direction de chez mon oncle Paul, le frère aîné de mon père. Après avoir cogné à la porte, nous sommes reçus par une femme, qui doit être la belle-soeur de mon père.
- Allo, nous accueille-t-elle chaleureusement. Entrez entrez! Joyeux Noël.
- Joyeux Noël à toi aussi, répond mon père sur un ton enjoué. Comment tu vas Jocelyne?
- Super bien, merci. Salut Sarah, me dit-elle en s'approchant pour me faire la bise. Très heureuse de te rencontrer.
- Moi aussi, réponds-je en cachant le fait que le principe de la bise me dégoute.
Plusieurs personnes sont déjà arrivées. De l’entrée, je les observe interagir entre eux. Un homme, qui doit être le frère de mon père, apparaît. Il se jette dans les bras de celui-ci. Les deux frères se saluent chaleureusement pendant que je mets mon manteau dans la garde-robe. C’est alors qu’il se tourne vers moi.
- Sarah! Wow comme tu as grandi! Tu es rendue une vraie femme.
- Merci.
Ça me gêne. Je ne me souviens même plus avoir déjà vu le visage de cet homme.
- Sarah, tu te souviens de ton oncle Paul? demande mon père.
- Un peu, menté-je pour être un minimum polie.
- Ça fait longtemps, affirme Paul. La dernière fois, tu devais n’avoir pas plus de huit ans.
- On n’avait pas l’occasion de se voir souvent, fait remarquer mon père à son frère.
- Ce sera différent maintenant que tu es revenu.
- Oui, confirme mon père en lui faisant une accolade.
On dirait qu’il est franchement heureux d’être de retour dans sa ville natale. Pas seulement pour le travail mais beaucoup pour sa famille. Ça a dû lui manquer d'habiter loin de sa ville natale pendant toutes ses années. Mais est-ce qu’il va s'ennuyer d’Émile et de moi maintenant qu’il est installé ici?
D’autres invités arrivent. Je vais timidement à la rencontre de chaque personne. Il y a certains membres de ma famille dont je me souviens. Notamment ma cousine Ève qui doit avoir environ trente ans aujourd’hui. Quand je passe près d’elle, elle me fait un chaleureux « Salut Sarah » avant de continuer sa conversation avec notre cousin qui a à peu près le même âge qu’elle. Je me sens comme un bébé dans cette famille. Pourquoi mes cousins sont-ils tous à ce point plus vieux que moi? Je parle un peu avec mon grand-père. Je lui mets brièvement ma vie à jour, à sa demande. Comment raconter presque dix ans de vie en quelques minutes. Bon, ce n’est pas si difficile puisque ma vie n’a rien de très palpitant.
Le souper se fait dans le style buffet. Pas de rassemblement autour d’une table. On se sert parmi tout ce qui est à offrir sur l'îlot de la cuisine. Je me prends un morceau de tourtière avec une pelletée de farce. Je vais m'asseoir dans un coin du salon pour manger mon souper, juste à côté du sapin.
Et bien sapin, tu sembles être mon seul compagnon ce soir.
Je regarde ma famille éparpillée partout dans la maison. Mon père a l'air comblé de bonheur. On dirait qu’il est redevenu un enfant. Rien à voir avec ce qu’il était à la maison ces seize dernières années. J’ai un pincement au cœur à cette pensée. Était-il à ce point malheureux avec sa femme et ses enfants? Il les a quittés pour ses frères et il retrouve le bonheur. Je ris jaune en me disant que ses frères sont prioritaires puisqu’ils étaient là avant Émile et moi.
Mon père est en grande conversation avec ses trois frères. Mes cousins et cousines beaucoup plus vieux que moi font des petits rassemblements à la cuisine, au salon et même dans le corridor. Je n’ai jamais vécu un Noël aussi vide de toute ma vie. Ce n’est pas la maison qui est vide, bien évidemment. Les gens fourmillent de partout. C’est moi qui suis vide, je me sens si seule. Hier, en arrivant chez ma grand-mère maternelle, j'avais l’impression d’avoir un filtre beige en face de l’âme. Maintenant, le filtre est gris. J’aimerais me consoler en me disant que je vais retrouver ma chambre ce soir, ma mère et mon frère mais je suis à Québec. En ce 25 décembre au soir, mon frère et ma mère doivent regarder un film ensemble, installés bien confortablement sous des couvertures, à manger des chips. Sans moi.
C’est quoi ce sentiment de mélancolie qui m'envahit?
Si j’étais encore amie avec Mathias, au retour des vacances, je lui raconterais ce Noël ennuyant. Je pourrais au moins être réconfortée par l’idée que j’aurais un ami qui se ferait un plaisir de m’écouter. Je pourrais lui confier ce sentiment d’amertume qui m’habite en cette fête de Noël. Il prendrait des airs scandalisés de savoir que je me suis ennuyée à Noël et me dirait qu’il serait venu me kidnapper pour que je vienne fêter chez lui. Il m’avait déjà dit un truc dans le genre. C’était la fois où je lui avais raconté que ma cousine Audrey, à l’époque où elle avait cinq ans, avait pleuré le soir de Noël pendant quinze minutes sans arrêt. J’avoue que je ne me rappelle plus la raison mais ça m'avait marquée suffisamment pour que je le raconte à Math après les vacances. Il m’avait répondu qu’il m’aurait enlevée et séquestrée auprès de sa famille pour que je n’aie plus à endurer la crise d’Audrey. Nous avions bien ri. J’aimerais qu’il exécute son action.
Maintenant.
Viens me kidnapper Math. Sors-moi d’ici et allons jouer dans la neige. Faisons un tunnel dans un banc de neige, ou un bonhomme. Avec une belle carotte pour son nez et un bonnet sur la tête.
Je n’ai plus assez faim pour finir mon assiette. Je me lève vers la cuisine pour jeter mon reste dans le composte. Je regrette de gaspiller de la nourriture mais je n’ai pas le choix. Il n’y a personne qui accepterait de finir mon assiette.
- Tu jettes le beau repas de Noël que ta tante Jocelyne a fait?
Comme prise en flagrant délit, je me retourne. Un des frères de mon père me regarde l’air faussement outré.
- Je n’ai vraiment plus faim, me justifié-je.
- T’en fais pas, rigole-t-il. Je comprends ça. C’est le fun de t’avoir avec nous cette année Sarah.
Sur ce, il repart au salon. Son commentaire me fait sourire mais j’ai de la misère à le prendre au sérieux quand je pense que j’ai passé la soirée dans l’ombre. Je n’ai pas vraiment eu de réel échange profond avec qui que ce soit.
Je passe la fin de la soirée à aider mes tantes à faire la vaisselle. Question de politesse, j’ai offert mon aide, et elles étaient bien contentes.
Vers minuit, mon père vient me voir pour m’annoncer qu’on s’en va. Je vais dire au revoir et merci à Paul et Jocelyne, et nous retournons à la maison. Mon père, ivre de bonheur et d'alcool, va se coucher immédiatement en me souhaitant un dernier joyeux Noël. Je me retrouve vite seule dans sa chambre d’invités. J’enfile mon pyjama et me glisse sous les draps. J’aimerais tellement me trouver dans mon lit ce soir. Mais au lieu de ça, je suis à des kilomètres de chez moi, dans une ville que je ne connais pas, dans cette petite chambre vide qui me donne le cafard.
Math, je t’en supplie, reste avec moi ce soir. Tu me manques tellement, ça me rend folle.
Je sanglote misérablement, seule, dans ce petit lit. Le souvenir de Mathias s’ancre profondément dans mon esprit. J’aimerais tant revoir Math à la rentrée des classes comme autrefois et qu’on se raconte nos fêtes de Noël. Mais c’est impossible. Plus jamais je ne pourrai lui raconter quoi que ce soit. Plus jamais il ne me parlera. Plus jamais je ne reverrai son visage, sauf en photos.
Pourquoi il a fallu que tu fasses une chose pareille? J’ai encore besoin de ton amitié. Oui, je sais que ça ne paraissait pas ces dernières années mais c'est que je ne le savais pas réellement moi-même. Je suis désolée, ce n’est que maintenant que je réalise à quel point je t’aimais. Est-ce que toi aussi tu m’aimais autant?
Je me fais souffrance pour ne pas pleurer à chaudes larmes. J’aurais envie de tout laisser sortir bruyamment, mais j’ai terriblement peur que mon père m’entende. Sa chambre est juste à côté. Nous ne sommes définitivement pas assez proches pour le laisser m’entendre pleurer. Je ne ferais que le mettre mal à l’aise. Il ne saurait pas quoi faire et du coup, je serais vraiment mal à l’aise à mon tour.
Je serre mon oreiller en m’imaginant que je serre Mathias dans mes bras.
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